Sarah Gensburger habite dans le XIe arrondissement de Paris, à mi-chemin entre la place de la République et le Bataclan. Tous les jours, pour emmener ses enfants à l’école, elle emprunte le boulevard Voltaire et passe devant la salle de spectacle attaquée le 13 novembre 2015. Elle n’a pas modifié son itinéraire après les attentats, même quand les trottoirs du quartier ont été envahis d’hommages – des fleurs, des bougies, des dessins… –, autels improvisés en souvenir des victimes. Sarah Gensburger, 41 ans, est chercheuse au CNRS (Centre national de la recherche scientifique). Assez vite, sa démarche de scientifique a pris le pas sur son émotion et a contribué à la dompter. Elle a regardé ce qui se passait dans son quartier, après l’intrusion des terroristes, avec ses yeux de sociologue. Spécialiste de la mémoire (en particulier celle de la Shoah), elle a observé autour d’elle les phénomènes de commémoration élaborés au jour le jour. Elle y était confrontée comme riveraine. Elle a alors décidé d’enquêter comme chercheuse dans ces rues familières, son décor quotidien.
Le 13 novembre au soir, elle a entendu les sirènes, mais s’est endormie sans passer de nuit blanche. « Vers une heure, j’ai dit : “Les enfants vont se réveiller demain matin, il faut qu’on se couche”, se souvient-elle. Je ne voulais pas être un zombie. » Le lendemain, elle a tenu à déjeuner avec ses proches dans le même restaurant du quartier que d’habitude, pour ne pas bouleverser les rituels familiaux. C’est ainsi qu’elle gère son « rapport au traumatisme », m’explique-t-elle. « Je ne me laisse pas abattre. » Ceci dit, elle n’a pas tout de suite réagi comme chercheuse. Alors que, d’emblée, Gérôme Truc, spécialiste de la réception des attentats par les sociétés visées, a pensé à l’archivage des objets et des messages de commémoration (lire l’épisode 3, « Saisir la sidération »), elle a eu besoin de quelques jours, de quelques semaines même, pour retrouver ses réflexes. « Mais petit à petit, j’ai utilisé l’intellect pour trouver un sens aux choses qui pouvaient sembler incohérentes et bizarres… »
Le 27 décembre 2015, un mois et demi après les attentats, elle ouvre un blog intitulé « Chroniques sociologiques du “quartier du Bataclan” », sorte de journal de terrain. Au lieu de « subir l’environnement », elle « reprend possession de [s]es moyens ». Elle y consigne ses observations, y publie des photos (elle en a pris plus de 2 000) et des données recueillies. Ces