Ce 21 avril 2016, des milliers de cariocas, les habitants de Rio de Janeiro, se baladent le long des plages de la ville. La journée est fériée et le soleil brille. Un vent persistant n’empêche pas les plus téméraires de s’enfiler des bières sous les parasols mais la plupart préfèrent se balader le long des jetées. Tout au sud, aux pieds des « deux frères », les deux immenses blocs de granit de 533 mètres qui surplombent la plage d’Ipanema, ils sont nombreux à arpenter la nouvelle piste cyclable Tim Maia. Inaugurée en janvier dernier, elle repose sur des piliers qui la maintiennent suspendue entre océan et falaise : la vue y est spectaculaire. Elle louvoie sur 4 kilomètres, longeant la route Niemeyer juste en dessous de la favela Vidigal. Il y a quelques années, le chef du trafic local, Patrick do Vidigal, balançait sur les voitures les têtes de ses ennemis, coupées avec la hache qui ne le quittait jamais.
Ce jour d’avril, le climat est tout autre. Malgré l’heure avancée, l’air vivifiant a motivé les sportifs, ils courent, se baladent en vélo ou promènent leurs chiens. À 11 heures, le soleil n’est plus aussi écrasant que pendant l’été et les nombreux embruns ajoutent une sensation de fraîcheur appréciée. Il faut dire qu’en bas, la mer exprime toute sa puissance. Régulièrement, de puissantes vagues de 3 mètres viennent s’écraser contre la falaise. Beaucoup ont d’ailleurs les yeux rivés sur la mer, regardant avec mélancolie les creux qui se forment.
Tout à coup, une vague s’invite sur la piste cyclable et renverse tout ceux qui s’y trouvent. Projetés au sol, les passants apeurés tentent de se relever, trempés. Ils ne se rendent pas compte que la piste s’est décollée de ses fondations. La vague ne s’est pas brisée sur les rochers comme les autres, elle en a épousé la forme et est venue frapper verticalement sous le revêtement goudronné. Quelques secondes après, alors qu’ils se remettent de leurs émotions, une deuxième vague soulève une portion de la piste sur une vingtaine de mètres et l’emporte dans les flots. Au milieu du bruit assourdissant, personne n’entend les cris des deux hommes qui se trouvaient sur cette portion. Un ingénieur de 60 ans, joggeur assidu, et un éboueur de 54 ans qui aimait à se balader pendant ses jours de congés. On retrouvera leurs corps quelques heures plus tard sur une plage voisine.
Ce 21 avril, à des milliers de kilomètres, la flamme olympique s’allumait en Grèce. Un hasard du calendrier que ne manquent alors pas de relever les médias brésiliens. La piste cyclable fait partie des nombreux travaux que la ville a entrepris depuis qu’elle a été chargée d’organiser les Jeux olympiques de 2016 (du 5 au 21 août). Mais à peine trois mois après son inauguration, l’effondrement de la piste jette un doute sur la viabilité des constructions olympiques. L’absence d’étude d’impact des vagues sur une passerelle construite en bord de mer et surtout, son prix de 44,7 millions de réaux (12 millions d’euros) attirent l’attention. La presse fouine et découvre que Concremat, l’entreprise de construction derrière le projet, appartient à la famille du secrétaire au Tourisme de l’équipe du maire Eduardo Paes. Et Concremat a déjà été mise cause dans différentes affaires de corruption. Le montant des contrats de l’entreprise signés avec la mairie a été multiplié par quatorze depuis l’arrivée au pouvoir d’Eduardo Paes en 2008. Près de la moitié de ses contrats avec la mairie ont été signés sans appels d’offre, une attitude justifiée par l’urgence des travaux avant le début des Olympiades. C’est une technique de base pour remplir les caisses occultes. Dans l’urgence, personne n’a le temps de vérifier tous les comptes. C’est, entre autres, pour cela que les travaux au Brésil sont systématiquement en retard
, se désole Alan Mota, fonctionnaire et activiste débutant en faveur d’une enquête sur ces travaux. Pour le moment, le secrétaire au Tourisme, Antônio Pedro Viegas Figueira de Mello, n’a pas été inquiété et n’a même pas démissionné, assurant n’avoir rien à voir avec l’entreprise familiale.
Cette affaire pousse les médias à s’intéresser à une obscure commission d’enquête parlementaire qui avait débuté quelque temps auparavant : la « CPI das Olimpíadas », chargée des investigations sur les constructions des Jeux olympiques. Jefferson Moura, seul membre de l’opposition présent dans cette commission, se retrouve sous le feu des journalistes. Comme lui, beaucoup de citoyens de Rio de Janeiro veulent en savoir plus sur le déroulement de travaux et les probables schémas de corruption mise en place. Les entreprises qui y ont participé sont en effet impliquées dans le gigantesque scandale du « Lava Jato ». Cette affaire de corruption tentaculaire bouleverse le monde économique et politique depuis plusieurs mois et a rendu les Brésiliens méfiants. S’ils ont toujours considéré leurs hommes politiques comme des corrompus, ils veulent maintenant les voir tomber.
Le temps passe et les gens oublient et il faut tout recommencer pour mobiliser la population.
Pour Mariana Alves, militante en faveur de la mise en place de la CPI, la commission d’enquête aurait dû être enterrée aussitôt créée, il a fallu une tragédie pour l’empêcher. Mais rien n’est assuré, il faut sans cesse se réinventer. La chute de la passerelle a attiré l’attention des médias du monde entier, les mecs étaient sous pression, la mairie comme la CPI. Et le temps passe et les gens oublient et il faut tout recommencer pour mobiliser la population. Tout est à refaire
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Mariana Alves et Alan Mota savent que leur combat est presque perdu d’avance. Mais ils en ont marre de considérer la corruption comme un mal inévitable. S’il existe une toute petite opportunité pour faire changer les choses, ils doivent être prêts. À leur échelle, ils veulent mettre la pression sur les conseillers municipaux qui composent la commission et surtout sur le maire de la ville, Eduardo Paes, membre du PMDB. Après huit ans à la tête de Rio de Janeiro, cet homme ambitieux se verrait bien Président de la République fédérale du Brésil et compte sur les JO pour se donner une visibilité internationale et une stature d’homme d’État. Pour cela, il a mis les bouchées doubles. Communicant hors-pair, il a su imposer des transformations féroces dans toute la ville, d’abord sous couvert de Coupe du monde de foot, puis grâce aux Jeux olympiques.
Les travaux se sont multipliés. Et dans une ville où l’espace manque, les premiers à trinquer ont été les habitants des favelas. Plus de 60 000 personnes ont été expulsées. Certains ont résisté : c’est ainsi que Vila Autódromo est devenue le cauchemar du maire. Vila Autódromo ? Une favela qui se retrouve collée au parc olympique dans un endroit stratégique pour le plan d’aménagement. Le maire y veut une bretelle d’accès et un parking pour désengorger l’accès au parc. Et, collé à la lagune dans un décor de carte postale, l’emplacement attire également l’intérêt des sociétés immobilières. Les habitants ont reçu des offres alléchantes, puis des lettres d’injonction, et enfin la visite de policiers surarmés. Ils ont subi des coupures d’eau, de gaz, vivent au milieu d’un chantier… La plupart des 5 500 habitants ont préféré partir, mais une vingtaine de familles continuent de résister. Plus que quiconque à Rio de Janeiro, les Jeux olympiques ont changé leur vie. Une semaine avant l’effondrement de la piste cyclable, le maire a craqué et a offert un accord aux familles refusant de quitter les lieux.
Sandra Maria de Souza, Dona Penha et les autres habitants, résistants de la dernière heure, n’en croient pas leurs yeux. D’ailleurs, ils se méfient. Des années de lutte pour sauver leur quartier leur ont appris à être sceptiques. L’accord leur permet de rester sur place, dans de nouvelles maisons censées être prêtes le 22 juillet. Pour le moment, les travaux de construction ne semblent pas pressés de démarrer et depuis les containers où ils sont logés provisoirement, ils regardent disparaître leur quartier, au son des bulldozers et du chantier voisin du parc olympique. La favela tranquille qu’ils ont connue est détruite au nom du sport, mais surtout au nom de la spéculation immobilière, affirment-ils. L’entreprise chargée (sans appel d’offre encore une fois) des travaux d’aménagement dans la favela n’est autre que la Concremat, mise en cause dans la chute de la passerelle.
Forcés par les circonstances, ils sont devenus des militants au regard caustique. La victoire s’est obtenue au prix fort. Ceux qui restent ont résisté à tous les moyens de pression, les offres alléchantes, les menaces, les nuits sans sommeil, sans électricité, les expulsions et les destructions au petit matin, les embrouilles avec les voisins qui voulaient partir, les invasions de la police… Tout cela a laissé des traces.