À l’origine des Jours, il y a ce constat : jamais nous n’avons eu autant d’informations à notre disposition, et pourtant, jamais nous n’avons eu autant de mal à être bien informés. L’actualité, noyée sous le torrent de nouvelles éphémères, où une info chasse l’autre, est devenue une jungle. Les Jours se sont créés avec une envie : redonner de la mémoire, des repères, du contexte, de la chair à l’actu, par des choix assumés, et avec l’ambition de raconter l’information autrement et d’inventer d’autres manières de fabriquer du journalisme. Les Jours sont aussi nés d’une conviction : la crise de la presse n’est pas une fatalité, il est possible, aujourd’hui, de créer un média indépendant et de qualité. À la condition que son modèle économique soit en cohérence avec son modèle éditorial. Et que ce modèle éditorial rencontre son époque, proposant une nouvelle manière d’écrire et de lire sur internet.
Enfin, Les Jours sont nés sur un canapé (en fait deux, et quelques chaises aussi, car nous sommes nombreux) et c’est important. Ce constat, cette envie et cette conviction sous le bras, nous avons en effet imaginé, des heures de discussions durant, le site d’information que nous aimerions faire et que nous aimerions lire. Une fois par semaine, les jeudis, nous nous retrouvions à quelques-uns, pour des « apéros de l’avenir » où se sont joints journalistes, amis, invités divers pour penser ce nouveau média. Parmi ces invités, remercions l’économiste Julia Cagé pour ses précieux conseils sur l’indépendance de la presse, le scénariste Frédéric Krivine pour sa master class sur l’écriture en série, le graphiste Loïc Guay, qui a conçu le logo des Jours, Mael Inizan et l’équipe de Numa, les publicitaires, les écrivains, les start-upers, les comptables…
Très vite, il nous est apparu que nous ne pourrions défendre notre vision du journalisme qu’au travers d’un modèle économique à la fois simple et sain : un modèle payant, sans publicité, sur abonnement et un capital contrôlé par ses journalistes. Huit ans plus tôt, Mediapart avait ouvert la voie et démontré, contre vents et critiques, qu’un modèle de pure player payant sur internet était non seulement possible et rentable, mais aussi un biotope favorable à l’émergence d’une presse de qualité et indépendante. La recherche de l’audience publicitaire et la course aux clics qui va naturellement avec est à l’opposé de la promesse des Jours.
L’idée de raconter l’actualité à la manière de séries a émergé lors de toutes ces discussions. Nous étions d’accord pour construire, en contre-pied d’une info zapping, un journalisme obsessionnel, qui renonce à l’exhaustivité pour assumer de vrais choix, qui s’empare d’un sujet pour ne pas le lâcher. Nous nous sentions à l’étroit dans ce que l’on appelle dans le jargon journalistique le « rubriquage », cette division en cases « politique », « société », « international » qui correspond si peu au rangement réel du monde. En discutant ensemble de The Wire, l’excellente série créée par le journaliste américain David Simon à partir de ses enquêtes sur la police et le trafic de drogue dans la ville de Baltimore, il nous est apparu comme une évidence l’intérêt qu’il pouvait y avoir à s’inspirer de ce type de récit de fiction pour l’appliquer à la narration du réel. Raconter l’actualité à la fois dans son immédiateté (l’épisode du jour) et l’inscrire dans une histoire plus longue (la série, qui s’étire sur plusieurs mois), mêler et faire se répondre récits publics ou politiques et récits plus intimes, rester sur son sujet quand plus personne n’y est, être là lorsque le flux médiatique s’est retiré et surtout, prendre le temps de creuser pour sortir de terre des scoops et des histoires inédites…
En inventant notre propre storytelling, en l’occurrence celui de la série comme trame narrative, nous répondions par ailleurs à une autre exigence : trouver le moyen – enfin – d’échapper à d’autres storytellings qui nous sont, eux, imposés, ceux des communicants et des « agendas » officiels qui tendent de plus en plus à cannibaliser notre métier. Ainsi est né, sur canapé, ce journalisme à la fois ultranarratif et planté dans le bouillon chaud de l’actu.
Assez logiquement s’est imposée l’envie de ne pas seulement écrire ces séries mais de les raconter aussi en photos. Et donc de réhabiliter, ou plutôt d’habiliter, la production de reportages photo au support internet. Et puis de rajouter du son. Et puis, et puis… d’autres idées qui n’ont encore pas vu le jour et auxquelles nous n’avons pas renoncé.
Pendant que nous devisions ainsi, Libération, racheté par Patrick Drahi, le patron de SFR, a ouvert un vaste plan de départs volontaires au sein du quotidien cofondé par Serge July (on ne va pas se mentir, notre réflexion et nos envies de monter notre propre projet sont aussi très liées à la recomposition-concentration de la presse française actuelle et au sort réservé au journal qui était le nôtre). Au début de l’année 2015, nous étions donc huit journalistes à quitter Libération pour monter Les Jours : Olivier Bertrand, Nicolas Cori, Sophian Fanen, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, Alice Géraud, Antoine Guiral et Charlotte Rotman. Aussitôt est arrivé Augustin Naepels, l’un des invités des « apéros de l’avenir ». Il devait nous conseiller sur le montage et la gestion d’une entreprise, il est resté sur le canapé pour s’occuper de la direction administrative et financière. Puis nous a rejoint le photographe Sébastien Calvet, compagnon de route de Libération, devenu le directeur de la photographie des Jours.
Le 10 mars 2015, Les Jours s’affichent pour la première fois sur les internets : nous créons une sibylline « landing page » pour annoncer la naissance future des Jours et inviter celles et ceux qui le souhaitaient à nous suivre via notre newsletter hebdomadaire. Ce sera notre premier geste éditorial et, déjà, une série : durant un an, nous raconterons en temps réel et à ciel ouvert la construction de notre média. La presse en parle. Et vous êtes tout de suite 10 000 à suivre cette expédition médiatique artisanale. Nous partons à Lyon, à Sète, à Arles, à Nantes, à Rennes, etc. pour discuter de vos envies, débattre journalisme, enquête, narration, photo… pour construire, avec nos futurs lecteurs, le projet. En juin 2015, nous menons une campagne de financement participatif via la plateforme KissKissBankBank. Nous avions fixé un objectif de 50 000 euros, nous avons obtenu plus de 80 000 euros, collectés grâce à 1 456 donateurs. Cette somme nous a permis de financer la conception du site, confiée à Jérôme Bourreau-Guggenheim, développé par Nicolas Le Gall et designé par Jean-Christophe Besson (agence Stigmates). Le cahier des charges – concevoir un site où l’information ne se lirait pas en articles simples mais en épisodes, avec des personnages, des lieux, des bandes-son, des « affiches » pour nos séries, avec une très large place consacrée à la photo et aucune à la publicité – différait de l’architecture habituelle d’un site de presse. Le résultat répond à cette exigence de différenciation : des lignes épurées, une lecture agréable, une navigation sur le site propre aux Jours. L’ambition, pour ce site, était d’incarner une deuxième génération de pure player.
Durant l’automne et l’hiver 2015-2016, nous avons construit en parallèle le site et son contenu, éprouvant techniquement et éditorialement ces nouveaux formats que nous avions imaginés. Les premières séries, déjà appelées « obsessions », ont été lancées. Après les attentats de Paris en novembre 2015, Charlotte Rotman a commencé un travail journalistique intime sur l’après-13 Novembre. Olivier Bertrand est parti en Turquie préparer les premiers épisodes de La charnière. Nicolas Cori a traqué les faux-semblants de la COP21. Alice Géraud est allée s’incruster dans une classe de troisième d’un collège dans le nord de Paris.
Parallèlement, Les Jours se sont « installés ». Nous avons trouvé des locaux grâce à une annonce passée sur Facebook. Nous sommes devenus une véritable entreprise, Les Jours SAS, entreprise solidaire de presse d’information, c’est-à-dire une entreprise qui s’engage à reverser 70 % de ses bénéfices dans l’entreprise… Tout collectif de zazous que nous sommes, nous avons investi de l’argent dans notre projet, voté une gouvernance, avec une présidente (Isabelle Roberts), un directeur administratif et financier, un DAF (Augustin Naepels), une direction de la rédaction (Alice Géraud et Raphaël Garrigos) et un conseil des associés rassemblant les neuf fondateurs (Olivier Bertrand, Nicolas Cori, Sophian Fanen, Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, Alice Géraud, Antoine Guiral, Augustin Naepels et Charlotte Rotman). Cigares au bec, nous avons cherché des investisseurs susceptibles d’accompagner le lancement des Jours jusqu’à ce que l’on trouve l’équilibre (visé à trois ans) et acceptant que les journalistes-fondateurs conservent le contrôle de la majorité du capital.
L’équipe s’est parallèlement étoffée au-delà du cercle des cofondateurs. Première journaliste à rejoindre notre rédaction : Camille Polloni, qui s’est aussitôt attelée à décrypter la France sous état d’urgence. Sa série va durer plus longtemps que prévu… Lucile Sourdès a été la première éditrice des Jours (oui, car il se trouve que dans cette maison, nous accordons une place primordiale au travail d’éditeur, c’est pourquoi, ils signent les articles qu’ils ont édités). David Thomson a commencé à écrire pour Les Jours sa série Les revenants, sur les jihadistes français de retour de Syrie. Patricia Tourancheau ses Chroniques du 36. Et, et, et… le 11 février 2016, Les Jours se sont levés avec une première version « pilote » du site. Une version work in progress, à seulement 1 euro, pour quelques mois où nous serons à l’écoute de vos retours et suggestions.