Le champ funèbre des abeilles

Un gros orage est sur le point d’éclater. Vite, il faut déployer un parasol au-dessus des ruches pour avoir le temps de finir les relevés : peser chaque cadre avec et sans abeilles, mesurer la taille du couvain, faire un prélèvement d’ouvrières pour repérer, sur leur dos, la présence de l’acarien vampire Varroa destructor. L’eau commence à tomber à seaux. À toute allure, l’équipe en vareuse referme les ruches au bord de la noyade, replace les capteurs divers et variés, remise la balance électronique, sauve les tablettes de notes pour que l’encre ne s’efface pas et les données du jour avec. Ce n’est franchement pas un temps à mettre un apiculteur dehors. Mais, ici, sur l’emplacement « S02 » du programme de recherche Ecobee, planqué sur une ancienne voie technique de l’autoroute Paris-Bordeaux, à quinze minutes au sud de Niort, dans les Deux-Sèvres, on ne fait pas d’apiculture : on essaye de sauver Maya.

« Il y a des scientifiques qui ont des potentiomètres ; nous, on a des abeilles comme outils de travail, rigole Jean-François Odoux, ingénieur d’étude à l’unité expérimentale d’entomologie de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) du Magneraud, en Charente-Maritime. Ce qui nous intéresse, ce n’est pas que les colonies soient belles ou qu’elles produisent bien, c’est de savoir comment elles se comportent en fonction du paysage qui les entoure. » Le paysage en question, c’est celui de la vaste plaine céréalière des Deux-Sèvres. Un territoire de 450 kilomètres carrés, composé de 13 000 parcelles cultivées par près de 450 agriculteurs, qui forme la « zone atelier Plaine & Val de Sèvre », un immense laboratoire à ciel ouvert. Depuis un quart de siècle, l’histoire de chaque parcelle – les différentes cultures qui s’y sont succédé, les traitements phytosanitaires qui ont été appliqués – est enregistrée par le CNRS de Chizé, au cœur de la zone. Ces dix dernières années, le programme de recherche Ecobee, mené conjointement par l’Inra et le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), a introduit un suivi de l’abeille dans ce dispositif. Pour cela, ce territoire a été virtuellement découpé en un damier composé de carreaux de 10 kilomètres carrés. Cinquante ruches expérimentales sont disposées au centre de dix de ces carreaux, choisis aléatoirement chaque année. Elles sont immatriculées, géolocalisées, bardées de capteurs électroniques et visitées tous les quinze jours, de fin mars à début septembre.

Les pesticides, c’est la pointe émergée de l’iceberg. Ce que l’on mesure surtout, c’est l’impact de l’uniformisation des paysages sur l’abeille.

« Ce n’est pas une réserve d’Indiens : il y a des champs cultivés, des zones urbaines et des autoroutes, c’est la vraie vie, ce qui en fait la valeur. Et c’est pour cela qu’une bonne partie de la recherche française sur l’abeille converge ici », pointe Jean-François Odoux.