L’histoire se passe en janvier, dans la cuisine d’une maison en habitat partagé. Trois trentenaires officiant dans des professions dites intellectuelles débattent autour d’un étrange citron. Il est jaune orangé, aplati aux deux pôles et dispose d’un mamelon prononcé, comme on dit dans le milieu de l’agrume. Il a été acheté dans un supermarché bio, sous le nom de « citron bergamote ». Les questions fusent : « Est-ce avec ces citrons qu’on fait la bergamote, celle qu’on met dans le thé à la bergamote ? » Puis, très vite : « C’est son vrai nom, au citron, ou c’est un joli nom inventé par un service marketing ? »
« C’est vraiment des questions de bobo ! », vous dites-vous à la lecture de ces lignes. N’empêche, l’arrivée dans nos vies du citron bergamote dit beaucoup de choses sur la marche de notre société et de nos consommations. Depuis environ une décennie, des légumes anciens et traditionnels semblent être (ré)inventés chaque année. Tout le monde fait ensuite mine de trouver normal que des citrons différents ou des courges étranges débarquent du jour au lendemain dans les rayons.
Alexandre Pasche, spécialiste du conseil en communication sur l’environnement, confirme et explique cette tendance avec une lecture qui fait froid dans le dos : « Au quotidien, la plupart d’entre nous n’avons accès au mieux qu’à quelques variétés de chaque légume. La biodiversité alimentaire est très faible. D’ailleurs, la biodiversité en général s’effondre aussi. Nous avons donc besoin de compenser, de combler ce manque et de répondre à notre angoisse d’avoir bousillé le vivant autour de nous. La grande distribution, qui est en bonne partie responsable de l’effondrement de la biodiversité alimentaire, l’a bien compris et vous propose donc des carottes violettes qui coûtent plus cher. Et ça fait envie, même si cette variété n’a souvent pas un vrai goût de carotte, seulement une couleur différente. »
On a cherché à trouver le légume originel, le premier des nouveaux légumes anciens en somme. Après consultation de plusieurs spécialistes de la consommation, on a arbitré pour le topinambour. Ça tombe bien, nous avons en France une historienne qui connaît super bien ce légume et son destin. Évelyne Bloch-Dano racontait en 2008 des trucs très chouettes sur ce tubercule dans sa Fabuleuse histoire des légumes (Grasset). On y apprenait par exemple qu’il était à l’origine cultivé par des peuples premiers d’Amérique du Nord installés sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent.