«Tout le monde est en train d’attendre pour passer en Angleterre. Moi, je suis venu du Maroc jusqu’à Calais et je t’assure que je vais “brûler” tout de suite cette frontière. » Les propos d’Hicham, Mariam Guerey, salariée du Secours catholique, s’en souvient très bien. C’était à l’époque de la « grande jungle », en septembre 2015, quand près de 10 000 personnes s’entassaient dans un bidonville en périphérie de la ville. « Hicham était arrivé à Calais quelques jours plus tôt, mais il avait l’air sûr de lui quand il parlait de la frontière », ajoute Mariam Guerey. « Un soir, avec un ami, ils sont partis tenter le passage. Ils avaient deux gilets de sauvetage mais l’un des deux était défectueux, c’est Hicham qui l’a pris. » Le jeune Marocain de 22 ans est l’un des 367 exilés disparus à la frontière franco-britannique entre 1999 et le 29 mai 2023, dont Les Jours racontent les vies et les morts dans cette série (lire l’épisode 1, « Voir Calais et mourir, 367 fois ») et dans le « Mémorial de Calais », un outil interactif inédit.
Ce mardi 15 septembre 2015, Hicham et son ami s’approchent du port. Ils escaladent la première ligne de barrières, puis trouvent un endroit où se mettre à l’eau. À quelques centaines de mètres de là, les lumières des ferries semblent à portée de brasse. L’Angleterre, elle, est à 50 kilomètres seulement, la traversée en bateau ne dure qu’une heure et demie. « Il y avait du courant cette nuit-là », se rappelle encore Mariam Guerey. Rapidement, les deux nageurs se trouvent en difficulté, mais dans l’obscurité, leurs silhouettes sont quasi invisibles. « C’est un employé du port, sorti fumer sa cigarette, qui a vu l’ami d’Hicham dans l’eau et a prévenu les secours. Lui a pu être sauvé », ajoute doucement la salariée du Secours catholique. Les pompiers mènent des recherches pendant plusieurs heures, sans trouver trace d’Hicham. Son corps sans vie sera repêché cinq jours plus tard, au large du port de Gravelines, dans le Nord, à près de 20 kilomètres à l’est.
Les refoulements [d’exilés sans visa à Douvres] sont devenus encore plus systématiques à partir de la création de l’espace Shengen, en 1995, dont le Royaume-Uni ne fait pas partie.
Le terminal ferry de Calais, c’est là où tout a commencé. Les passages et les morts. Au milieu des années 1990, les cas d’exilés refoulés par la police anglaise à Douvres pour absence de visa se multiplient. Ils se retrouvent alors à errer au terminal portuaire. « À l’époque, il s’agissait majoritairement de personnes venues des États baltes, de Pologne ou encore de Roumanie », indique le géographe Olivier Clochard, dont une partie du travail porte sur la frontière franco-britannique.