Lundi 5 mai 1986, au bureau 302 de la brigade criminelle qui donne sur le Pont-Neuf, à Paris, les six inspecteurs du groupe Pasqualini qui sont de « doublure » (de permanence) attendent de « dérouiller ». Le chef, Bernard Pasqualini, n’a prévu aucune audition et termine un rapport en quatre exemplaires avec du papier carbone sur son antique machine Olympia. Il porte un complet-veston avec gilet et cravate. À la crim’, les enquêteurs de doublure ont l’obligation de porter une tenue de deuil car ils risquent de pénétrer dans l’intimité de gens frappés par le meurtre d’un parent, dans n’importe quel milieu social : « Au 36, on nous appelait “la brigade des costards”. »
Déjà, c’est une enfant, et on n’aime pas ça. En plus, c’est mon adresse ! J’habite dans cette résidence, l’entrée d’à côté.
Sur les coups de 16 heures, l’état-major du 36 prévient les « papys crayons » du bureau 305, situé à vingt mètres du 302, qu’un crime a eu lieu. Bernard Pasqualini, indicatif radio « Cristal 16 », reçoit l’alerte : « Fillette découverte au 116 rue Petit, Paris XIXe, au troisième sous-sol, nom Bloch, prénom Cécile, 11 ans. Le parquet vient de saisir la crim’. » Déjà debout, Bernard Pasqualini répercute la nouvelle à son équipe : « On dérouille, une gamine, 116 rue Petit, XIXe. » Il ne peut s’empêcher de penser à son fils : il a le même âge que la victime. Son adjoint, Jean-Louis Huesca, prend alors « deux grandes claques dans la figure » : « Déjà, c’est une enfant, et on n’aime pas ça. En plus, c’est mon adresse ! J’habite dans cette résidence, l’entrée d’à côté, au 114 rue Petit. » Ce qui rassure son chef. « Au moins, on ne sera pas en terrain inconnu. On part séance tenante, tous les six, plus le procédurier et le commissaire Flaesch, chef de section à la crim’ », à bord de la Renault 16 du groupe et de deux véhicules empruntés aux « papys crayons ». Un photographe et un technicien du service de l’Identité judiciaire (IJ) les accompagnent.
Accueillis par le gardien de l’immeuble, « l’inventeur », le procureur de la République et les premiers intervenants du commissariat, ils descendent tous les dix au troisième sous-sol car « tout le monde doit s’imprégner de la scène de crime », explique Jean-Louis Huesca, dit « Fête Nat ». Mais cette fois, l’endroit est tellement exigu et incommode que les policiers de la crim’ peuvent juste jeter un coup d’œil à tour de rôle sur ce « petit corps dissimulé sous un bout de moquette sale, dans un débarras dépourvu de porte et de lumière ». À la lueur de la torche, les flics découvrent Cécile Bloch, une main levée et figée qui émerge de ce tapis de fortune replié sur elle.
Le procédurier Jean-Marie Zahra, le magistrat et les techniciens de l’IJ restent seuls pour effectuer les constatations. L’inspecteur Zahra soulève la moquette sale qu’il place sous scellés. Il l’emportera au 36. Il note tous les détails de la scène. Il voit « deux traces de strangulation au lien d’un centimètre » sur le cou, une « plaie abdominale à l’arme blanche » sous le cœur, mais pas de couteau sur le sol sablonneux. L’arme du crime a disparu. Il ramasse cependant des cordelettes ayant sans doute servi à attacher l’enfant et à l’étrangler. Il remarque « du sable sur le visage, la bouche, les mains et les ongles ». Il en déduit que la victime a dû être « agressée face contre terre, puis retournée ». Des « excoriations des genoux et de la figure » accréditent son hypothèse. Le bas du corps de la fillette est dénudé, d’où une « suspicion de violences sexuelles », confirmées plus tard par le légiste, qui détectera « des ecchymoses vulvaires » mais « pas de rupture de l’hymen ». Des marques de « griffures d’ongles et des bleus » sur le visage et la gorge de l’enfant trahissent des coups portés pour la maîtriser. Le procédurier décrit aussi le haut de survêtement rose, le T-shirt et le sweat trempés de sang, et le cartable ouvert dont des cahiers se sont échappés, au milieu de bouts de bois, de ferraille, de gravats entassés par les gardiens dans cette pièce aveugle.
Dans le PV no1, le procès-verbal de constatations qui constitue le socle du dossier judiciaire, Jean-Marie Zahra consigne tous les éléments alentour : la pièce de jeu des concierges à côté, le parking de la résidence au même niveau, l’escalier en colimaçon qui permet de descendre du -2 au -3, non desservi par les ascenseurs. Il établit un plan des lieux. En élargissant le cercle, le procédurier situe le bâtiment de dix étages dans la résidence de 800 appartements et recense les moyens de transports publics à proximité : ligne 5 du métro, station Porte de Pantin, et bus 75, arrêt Général Cochet.
Pendant ce temps, ses collègues sont occupés à d’autres tâches que Bernard Pasqualini a tout de suite réparties. Il a mis en place la technique dite du « rouleau compresseur » typique de la crim’ : constatations, perquisitions, auditions, enquête de voisinage. « On ratisse tout systématiquement. Mon adjoint Huesca s’occupe du porte-à-porte dans l’immeuble pour essayer d’obtenir des témoignages avec les troisième et quatrième de groupe et les “ripeurs” de base. La priorité, c’est d’aller voir les parents : je m’en charge avec le commissaire Flaesch. »
Au troisième étage, les deux hommes pénètrent chez le père et la mère de Cécile Bloch. « On regarde, on observe avec tact, on ne voit pas de désordre inhabituel dans l’appartement. On se demande si on doit perquisitionner car, parfois, ne pas le faire peut entraîner des conséquences irrémédiables, comme c’est arrivé aux gendarmes dans l’affaire du petit Grégory. » En octobre 1984, ne pas avoir fouillé la maison de la mère, Christine Villemin, a entretenu à tort la rumeur sur sa culpabilité. « On n’apprend pas ça dans les écoles de police, comment se comporter », glisse le chef de groupe, qui suit son instinct. « On va dans la chambre de la petite fille, on survole, c’est bien rangé, pas de traces de lutte ou d’agression, on n’ouvre pas les tiroirs, on ne fouille pas. » Lors d’un précédent meurtre de fillette à L’Haÿ-les-Roses, dans le Val-de-Marne, Bernard Pasqualini n’avait pas pris de gants avec le beau-père de celle-ci : « On avait immédiatement procédé à une perquisition et trouvé des bijoux volés dans des pochettes de trente-trois tours, puis confondu ce suspect. » Mais chez les Bloch, son intuition lui commande de ne pas en rajouter. Il leur demande une photo de la victime pour la présenter aux gens dans le quartier. Il les questionne sur les circonstances de la disparition de la collégienne et note les réponses sur un calepin. Il convoquera les parents plus tard au 36 pour une audition en bonne et due forme, mais pour l’instant, il pare au plus pressé. Il cherche une piste.
Cécile se rendait seule au collège Georges-Rouault, de l’autre côté du périph. Ce matin-là, elle a dû partir vers 8 h 45 pour son cours de sport à 9 heures, racontent ses parents. Tous deux inspecteurs à la Sécurité sociale, ils ont quitté l’appartement à 8 heures. Comme d’habitude, la mère a téléphoné à midi pour s’assurer que sa fille était bien rentrée déjeuner. Mais le téléphone a sonné dans le vide. Elle a pensé que la petite était sortie promener le chien sans lui demander. Elle a rappelé dix minutes plus tard. Toujours personne au bout du fil. Alors, la mère a contacté le collège : on lui a répondu que Cécile n’était pas venue en classe ce lundi matin. Les parents se sont alors affolés car ce n’était pas dans ses habitudes. Ils sont revenus en catastrophe à la résidence de la rue Petit et l’ont cherchée partout. Le père, Jean-Pierre, a refait à pied le trajet de sa fille jusqu’au collège et au gymnase attenant. Rien. Il a inspecté les garages souterrains. Rien. Il a demandé aux concierges, dont la loge se trouve au 114 rue Petit, de l’aider à fouiller. Accompagné de son collègue William et d’un beau-frère policier, le gardien Bernard a commencé à explorer la cage d’escalier du 116 par le dixième étage jusqu’au troisième sous-sol. C’est là qu’ils l’ont trouvée, morte. L’un a téléphoné au 17 de police-secours, un autre est monté à toute vitesse prévenir Jean-Pierre Bloch : « Elle est en bas. » Le père s’est précipité à son tour dans le caveau. Sous le halo tremblotant de la lampe électrique, il est resté pétrifié par la vision de la petite main raide et froide de sa fille, au bout de son bras dressé vers le ciel. Puis a crié : « Vite, appelez un médecin ! » au policier qui l’a rembarré d’un ton sec : « Ce n’est pas la peine. »
Étudiant en biologie-pharmacie à l’hôpital d’instruction des armées Bégin à Saint-Mandé, dans le Val-de-Marne, Luc Richard-Bloch, 24 ans, apprend la mort de sa sœur par son beau-père, Jean-Pierre : « Cécile n’est plus. » Le demi-frère laisse tout en plan, traverse Paris à fond et débarque dans l’appartement familial : « Il y a beaucoup de monde chez nous. On essaye de comprendre ce qui a pu se passer avec les policiers. » Le divisionnaire Pasqualini veut en savoir un peu plus sur le profil de la petite, sur ses fréquentations et son emploi du temps, car, « dans 90 % des cas, le meurtrier a un lien avec la victime ». Alors, les parents racontent Cécile, au présent : « Une enfant autonome, responsable, qui a un an d’avance à l’école, s’exprime bien, ne fait pas de bêtises ou de fugue, parle facilement aux adultes » parce qu’elle vit avec deux grands frères et ses parents. Le chef de groupe s’enquiert de ses activités : Cécile joue du violon dans l’orchestre d’enfants dirigé par Alfred Loewenguth, l’un de ses parents l’accompagne aux répétitions chez Mme de Longeville et aux cours de solfège boulevard Magenta, vers le métro aérien de La Chapelle. Tous les vendredis soir, elle se rend seule à la piscine à côté du collège. Parfois, elle fait les courses au Franprix d’en face et balade le chien dans le quartier avec son frère ou sa mère. Pasqualini note les noms et les adresses, ses trajets à pied, et demande à nouveau si la famille a remarqué « quelque chose de bizarre ou d’inhabituel ».
Quand la porte du monte-charge s’ouvre, il y a un homme à l’intérieur. Il porte un jean un peu délavé, une veste claire et des chaussures de sport Adidas. Il a une peau irrégulière avec des marques d’acné ou de variole.
C’est alors que le frère se souvient de quelque chose. « J’étais tellement dans le brouillard qu’il m’a fallu beaucoup de temps pour faire le lien avec un homme que j’avais croisé le matin dans l’ascenseur », témoigne Luc Richard-Bloch. Trente ans plus tard, il raconte aux Jours la scène : « À 8 h 20, j’ai attendu l’ascenseur dans le noir car la lumière du palier du troisième étage ne marchait pas. Quand la porte du monte-charge s’ouvre, il y a un homme à l’intérieur qui a déjà appuyé sur le bouton du -2 car le voyant rouge est allumé. J’appuie sur celui du rez-de-chaussée. Il me dit bonjour, je le vois de profil arrière. J’ai pu l’observer le temps de descendre : il a entre 25 et 30 ans, a des cheveux châtains courts avec une mèche sur le front. Il doit mesurer environ 1,85 mètre car il était plus grand que moi qui fait 1,75 mètre. Il est de corpulence moyenne. Il porte une tenue vestimentaire décontractée : un jean un peu délavé, une veste claire et des chaussures de sport Adidas à rayures bleues ou noires, fatiguées. Il a une peau irrégulière avec des marques d’acné ou de variole. Il est un peu négligé et poussiéreux, comme un routard. Il s’exprime bien en français, sans accent. Il est posé mais son comportement m’a étonné parce qu’il a été trop poli, obséquieux même. Quand je suis sorti, il m’a dit : “J’espère que vous passerez une bonne journée.” C’est une parole déplacée pour quelqu’un que l’on voit pour la première fois. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un visiteur venu voir un habitant de l’immeuble. » Par un « effet boule de neige », les parents de Cécile Bloch se rappellent à leur tour qu’ils ont pris l’ascenseur à 8 heures avec le même type, vingt minutes plus tôt, mais n’ont pas trop fait attention à lui car ils étaient ensemble.
Cette description, précieusement consignée par Pasqualini dans son carnet, constitue une piste sérieuse. Un fil à tirer pour l’inspecteur qui fait le point avec son adjoint. Et tout colle. Six autres voisins ont vu un jeune homme « du même signalement » entre 7 h 55 et 8 h 45 dans le monte-charge car le second ascenseur avait été « mis en panne avec une allumette ». Le frère de Cécile Bloch et une autre résidente avaient également remarqué la veille qu’un paquet de cigarettes vide bloquait au niveau -2 la porte qui conduit en dessous par l’escalier en béton. Enfin, une dame a vu l’inconnu « sortir en courant » du monte-charge à 9 h 15, traverser le hall d’entrée et partir dans la rue Petit.
À la fin de ce lundi de dérouille, Bernard Pasqualini récapitule avec tous ses inspecteurs : « Ce grand type de 20-25 ans à la peau abîmée a passé cinquante minutes entre l’ascenseur et le sous-sol pour chercher sa proie. Une fillette, partie avec son petit frère, a eu chaud. À 8 h 45, il a piégé la petite Bloch et l’a entraînée de force au -3 où il est resté une demi-heure puis a quitté les lieux. » Le chef enquêteur constate que « l’auteur a préparé son coup : il a saboté l’un des deux ascenseurs et bloqué la porte du sous-sol. Il a peut-être aussi cassé le digicode d’entrée qui avait été réparé le vendredi et l’éclairage du troisième étage. » Le suspect ayant l’air « un peu négligé, avec ses baskets sales », les policiers pensent « à un traîne-savates qui a pu passer la nuit en bas ». Ils s’en vont contrôler sans attendre les SDF du foyer d’en face, puis en interpellent d’autres dans le métro pour savoir si, « un jour, ces clochards ont dormi dans les caves du 116 rue Petit ». Et qui sait, avec un coup de chance, ils tomberont sur le meurtrier à la peau grêlée de Cécile Bloch.