Chaman. Le mot suffit à nous projeter du côté de la lointaine Sibérie ou de l’Amazonie. Chapeaux à plumes, visages bariolés… Moi, la première fois que j’en ai vu un en vrai, c’était à Paris, au Parc des expositions de la porte de Versailles. Là, au salon Naturally 2018, un homme s’était présenté à une trentaine de visiteurs comme « chaman », donc, mais aussi comme « guérisseur » et « passeur d’âmes ». Équipé d’un tambour, Emmanuel Fillaudeau
Sur ladite page Facebook, il publiait de temps à autre des citations ésotériques, parfois aussi des articles expliquant que la betterave, l’eau chaude ou les tambours chamaniques, selon les jours, pouvaient guérir tout un tas de maladies. Le tout sur un ton plutôt positif, sauf sur un sujet : les vaccins. Quelques-unes de ses publications prétendaient prouver un complot mondial, relayant pour tenter de le démontrer des contenus diffusés par le YouTubeur accusé de dérive sectaire Thierry Casasnovas ou le très réactionnaire médecin Henri Joyeux. À l’époque, ce mélange étrange m’avait fait flipper. Ce n’était rien en comparaison de ce que le chaman allait partager sur cette même page pendant la crise sanitaire.
Dans les premiers temps de l’épidémie de Covid-19, en mars 2020, il a d’abord recommandé à sa communauté de se protéger en achetant des produits dits « naturels ». Produits vendus, ça tombe bien, sur sa propre boutique en ligne. Puis, petit à petit, « White Eagle » s’est mis à relayer de plus en plus de contenus complotistes : « Et si le but du coronavirus était de faire perdre Trump ? » ou encore « Bill Gates travaille sur une puce à implanter à tous les humains ». Le tout s’accélérant jusqu’à un message de février 2021 annonçant son décès. Dans un commentaire, une personne se présentant comme son fils assurait qu’Emmanuel Fillaudeau était mort d’un cancer, quelques années après l’amputation d’une jambe liée à « un diabète non soigné ».
Le grand cocktail idéologique observé chez ce chaman se propage aujourd’hui massivement, à la faveur de la tourmente née d’une crise sanitaire à rallonge. L’auteur du docu conspirationniste à succès Hold-up, Pierre Barnérias, envisage d’ouvrir un « écovillage » où on pratiquerait l’herboristerie et où on serait « à l’écoute des dernières révélations sur le vivant »
Ce grand mélange a un impact notable, concret. Au niveau politique bien sûr. Dans cet entre-deux-tours, on voit de nombreux influenceurs de ces mouvances militer activement en faveur de Marine Le Pen. C’est le cas du vidéaste Silvano Trotta, dont la popularité est née de ses positions complotistes depuis le début de l’épidémie et qui compte aujourd’hui 150 000 abonnés sur Telegram. Même chose pour Fabrice Di Vizio, devenu lui aussi célèbre à la faveur de ses campagnes de désinformation sur le vaccin et en tant que chroniqueur de Cyril Hanouna. L’ancien avocat, notamment de Didier Raoult
L’autre impact est sanitaire. On pense aux malades touchés sévèrement par le Covid après avoir renoncé à se faire vacciner sur les conseils de thérapeutes « alternatifs ». On pense aux zones du territoire où la vaccination est bien plus faible qu’ailleurs, comme le sud du Haut-Rhin, où le courant ésotérique et pseudoscientifique de l’anthroposophie est très implanté. On pense enfin aux nombreux militants de la cause antivax qui ont perdu la vie après avoir plus ou moins volontairement contracté le virus.
Depuis le début de la pandémie, la famille était très intéressée par les thèses complotistes et survivalistes.
Et il y a pire. Frederik Limol, le survivaliste surarmé qui a tué trois gendarmes dans le Puy-de-Dôme le 22 décembre 2020, avait passé des heures à « s’abreuver de vidéos complotistes sur le coronavirus », selon Le Monde. C’est encore au sein de groupuscules conspirationnistes à l’apparence écolo comme One Nation que Lola Montemaggi s’est radicalisée, au point d’enlever sa propre fille de 8 ans, Mia, en avril 2021. Le tout avec l’aide du militant d’extrême droite Rémy Daillet, connu pour un projet de coup d’État censé démarrer par le sabotage de centres de vaccination et d’antennes 5G. Le 24 mars dernier, un père, une mère, une tante et deux enfants tombent de leur balcon, au septième étage de leur immeuble, à Montreux, en Suisse
Voilà plantés les personnages de cette nébuleuse dans laquelle on plongera afin d’enquêter sur ses différentes mouvances. Ce qui les rassemble ? Très souvent, il s’agit d’argent ou d’idées rances, parfois des deux. Dans le prochain épisode, logiquement, on retournera là où tout a commencé pour moi : dans un salon vantant les médecines dites « naturelles ».