Au début, il y a un grand vide à remplir. Une salle, une scène, quelques câbles qui traînent, branchés à rien. Chaque concert est un recommencement, en même temps très ressemblant et très différent du précédent, pour les artistes auxquels Les Jours ont fait une proposition déstabilisante : sortir du temps médiatique pour témoigner au long de la fabrication de la musique en 2016.
Pour Pain-Noir, cette date parisienne au Café de la danse est surtout très importante. Le groupe est donc arrivé la veille, pour éviter de faire la route depuis Clermont-Ferrand au petit matin. François-Régis Croisier, qui est entouré de trois musiciens pour défendre son projet solo, a quand même des petits yeux sous son bonnet : il s’est finalement levé à 8 heures du matin pour aller faire une session live sur le plateau de France 3 Île-de-France. Alors, ça tire un peu
en début d’après-midi, quand il faut installer les amplis, les guitares et les claviers devant le beau mur de pierres qui domine le fond de la salle.
Sous la pluie glacée de Stans, au centre de la Suisse, Kadhja Bonet commence, elle, par faire tomber sa guitare en ouvrant le coffre de la voiture qui l’a transportée jusqu’au petit club accolé au très bourgeois hôtel Engel. La chanteuse américaine, 28 ans, a été invitée en Suisse par les Stanser Musiktage, vénérable festival de découvertes qui fête cette année sa 22e édition. Elle a fait le voyage depuis Los Angeles juste pour ce concert qui peut lui ouvrir des portes, mais elle a encore le temps devant elle : son premier album n’est pas sorti, on ne connaît d’elle que quelques chansons lâchées sur SoundCloud.
Pour l’instant, tandis qu’elle sort ses instruments avec son guitariste et compagnon Itai Shapira, elle ne sait surtout pas quelle heure il est. La météo tombée sur la Suisse brouille encore les fuseaux horaires : ce vendredi, le ciel est si bas qu’on ne voit rien des montagnes encore enneigées qui dominent pourtant la petite ville endormie.
On ne déjeune pas ?
En chemise à épaulettes bouffantes et petite veste de printemps, Kadhja Bonet n’avait pas prévu cette arrière-saison réfrigérante, et la minuscule loge en béton qui l’accueille sous la scène du Club Engel ne fait pas dans le cosy.
« On ne déjeune pas ?, demande-t-elle à la bénévole du festival qui l’accompagne et fait aussi la traductrice de service avec les germanophones du lieu.
Hum… Si. C’est ça. Et de pointer une assiette en plastique où trônent un peu de concombre, quelques tomates, du fromage et du jambon. De l’autre côté de la loge, il y a aussi une machine à café en panne.
D’accord », encaissent les deux musiciens américains avec politesse et beaucoup de fatigue.
À Grenoble, l’équipe et les musiciens qui entourent Jeanne Added sont tranquillement au travail. Pour une fois, ils ont dormi dans la ville où ils jouent. C’est rarissime, dans une tournée qui enfile jusqu’à quatre dates par semaine depuis la sortie en juin 2015 de Be Sensational, le premier album de la chanteuse qui les a depuis emmenés à travers toute la France et aux Victoires de la musique. Aujourd’hui, ils sont à la Belle électrique, très jolie salle tout en étages et balcons inaugurée l’an dernier au bord du Drac et de l’autoroute, dans un quartier industriel en pleine réorganisation. Sur l’esplanade en face de la salle, les occupants d’un local dédié au hip-hop se sont installés sous une tonnelle pour écouter de la musique et profiter du soleil printanier. À l’intérieur de la carcasse bardée de bois de la Belle électrique, le groupe a commencé les balances à 15h30.
Chaque salle est différente, il faut s’adapter aussi bien au lieu qu’aux personnes qui y travaillent.
Il y a dans leurs gestes beaucoup d’automatismes accumulés au fil des dates, mais chaque salle est différente, il faut s’adapter aussi bien au lieu qu’aux personnes qui y travaillent
, m’expliquera un peu plus tard Morgan Dreux, le régisseur de tournée apaisant qui accompagne Jeanne Added depuis les Transmusicales de Rennes en 2014, qui ont révélé sur le tard cette chanteuse venue du jazz à un nouveau public pop. Elle aura 36 ans en septembre.
À la Belle électrique, le principal problème de Gilles Olivesi, l’ingénieur du son fidèle qui fête ses dix ans de travail avec la musicienne, c’est le sol en béton ciré. Les fréquences les plus aiguës des instruments rebondissent dessus et gênent Jeanne Added en front de scène. Gilles Olivesi fait quelques allers-retours, se poste au micro pour saisir le problème et revient à sa console pour le régler. À part ce petit ennui du jour, si le système sonore de la salle est bien calé, je me branche et tout doit fonctionner
, me dit-il. Car depuis le mois de janvier, le groupe se déplace avec sa propre console de mixage, qui conserve en mémoire tous les réglages des instruments – les claviers de Narumi Hérisson et Marielle Chatain, la batterie d’Émiliano Turi, la basse de Jeanne Added.
Le gros des balances est donc consacré à ce que les filles s’entendent bien
, continue Gilles Olivesi. Car Narumi Hérisson et Marielle Chatain jouent du clavier en même temps qu’elles assurent les chœurs sur une bonne partie des chansons, et elles ont l’habitude de demander à l’ingénieur de la salle qui s’occupe de régler les amplis de retour de pousser tout ça un peu fort. Il faut donc trouver le bon équilibre pour ne pas gêner Jeanne Added, ni le son qui sort en façade pour le public. Le temps que le niveau des retours soit calé, Marielle Chatain et Émiliano Turi jouent en pilote automatique et virent au jazz, tout de suite interrompus par Jeanne Added : Eh, c’est interdit ! Vous n’avez pas lu le règlement je crois.
C’est le genre de blague qui a soudé la troupe au fil des dates, entre des musiciens qui, à l’exception de Narumi Hérisson, viennent justement du monde du jazz et des musiques improvisées.
Au Café de la danse, François-Régis Croisier et son groupe s’appliquent sur les balances pendant deux heures. Ils font ça en une heure d’habitude, mais le chanteur clermontois a demandé à avoir plus de temps parce que c’est une date importante
. À 35 ans, Pain-Noir est à une charnière de sa jeune histoire. Depuis la sortie de son premier album sous ce nom en 2014, il a été remarqué un peu partout dans la presse française, mais il n’arrive pas à passer la bonne vitesse sur scène. Il a essayé un premier groupe et joué aussi bien aux Bars en Trans, le off des Transmusicales de Rennes, qu’à la Gaîté lyrique à Paris, mais il ne trouvait pas ça bon, sans pouvoir l’expliquer
. L’épaisseur du disque n’apparaissait pas.
Alors il a tout changé sauf Zacharie Boisseau, alias Zak Laughed, son guitariste et homme-orchestre de 22 ans à peine. Il lui a été difficile
de se séparer de son premier groupe pour faire appel à Yann Clavaizolle à la batterie, ami d’enfance et fils d’un proche de Bashung, et Antoine Pinet au clavier et à la basse. Mais cet électrochoc était nécessaire : On vient de faire trois gros concerts à Dijon, Nantes et Niort alors que c’étaient nos toutes premières dates après quelques week-ends de répétition
, souffle François-Régis Croisier. De quoi reprendre un peu confiance, mais aussi de quoi mettre une bonne grosse pression sur cette première date parisienne du nouveau Pain-Noir. Elle traverse la salle en cet après-midi au Café de la danse, mais tout s’assemble en douceur.
Les balances sont loin de la machine de pointe qu’est le montage d’un concert de Jeanne Added, où il est question de fréquences medium
et de clavier-maître
. Pain-Noir joue une musique bien plus acoustique et ancrée dans le folk américain à guitare, mais ça n’empêche pas d’avoir la même exigence sur la reverbération, cet effet qui donne un écho à une voix ou un instrument et permettent de jouer avec le format de la salle, ou de chasser un vilain grésillement à l’origine mystérieuse.
Peu à peu, le son se met en place, ample, épais, confortable comme une couverture au retour d’une balade dans l’automne. Pourtant, il ne s’agit « pas de se rapprocher du son du disque, mais de retrouver ce truc nuancé, riche dans le son, dit François-Régis Croisier. Qu’on entende qu’il se passe des choses dans le fond. » Quand le groupe entame Sterne, le morceau qui ouvrira le concert, tout est enfin là : la voix très en avant, l’accompagnement où l’on peut se perdre à volonté entre la boucle de clavier obsédante, la guitare qui vient atterrir dessus en douceur, le refrain qui s’envole :
C’est une sterne, un oiseau qui n’est pas de nos contrées
Qui est venu s’écraser à ta vitre ce matin
Nous rappelant que quelqu’un allait bientôt nous quitter
Nous nous sommes resserrés et j’ai effleuré ta main.
Après deux heures de travail très répétitif, le groupe s’éparpille dans le quartier pour prendre un peu l’air. Dans la salle, chaque chose a retrouvé sa place. Les fûts de bière livrés le matin au milieu de l’entrée ont été rangés, les éclairages ont été réglés. Sur le mur à gauche de la scène, des affiches portent le triangle rouge du plan Vigipirate et rappellent qu’aller à un concert n’est plus un acte insouciant.
Pour Kadhja Bonet, les balances sont réduites à l’os : la guitare très ronde d’Itai Shapira évoque vite les sonorités jazz des années 60 à la Elek Bacsik. La flûte traversière dont Kadhja Bonet jouera sur quelques morceaux ne demande qu’un micro. Le reste – la rythmique et les cordes symphoniques – part d’un ordinateur qui trône sur une table au milieu de la scène. La chanteuse californienne rêve d’une basse, d’une batterie et d’un quartet
de cordes, mais elle doit se contenter aujourd’hui de simuler tout ça pour faire honneur a minima à ses belles chansons soul très orchestrées. Malgré cette économie subie, une évidence remplit la salle vide dès que Kadhja Bonet se pose devant le micro : sa voix est déjà trop grande pour cet endroit. Elle est si présente et poignante, elle évoque tant de films américains en Panavision ensoleillée qu’elle ne peut qu’aller loin si aucun obstacle insurmontable ne se met sur sa route. C’est une chose rare d’avoir cette certitude devant soi ; en fait, cela ne m’est arrivé que quelques fois en quinze ans de concerts intensifs.
L’un de ces moments, c’était un concert donné à Rennes par Jeanne Added en décembre 2014. À l’époque, menue mais décidée sous ses cheveux relevés en mèches blanches qui sont devenues son étendard, elle n’était accompagnée que par Narumi Hérisson et Anne Pacéo, qui a depuis cédé sa place à la batterie pour défendre un album solo. À trois, la voix de Jeanne Added en avant, elles déployaient pourtant déjà une telle force dans le détail qu’on ne pouvait que s’attendre à voir ces chansons trouver un public amoureux de pop électronique exigeante.
Depuis, la musique de Jeanne Added a fait mieux : elle a pénétré un monde bien plus vaste sans rien lâcher sur les textures, les montées house, les battements new wave et une forme de grandiloquence épurée inspirée par Prince, une de ses passions. La valse électronique qu’est Look At Them est même en passe de devenir un classique de cette année 2016, jusqu’aux ondes de RFM. Ainsi portée, Jeanne Added remplit les salles sans forcer partout en France. À Grenoble, 950 personnes ont acheté leur billet pour la Belle électrique, quasi complète dans une ville pourtant éteinte en ce samedi soir de vacances scolaires.
À 17h30, les balances sont pliées. La chanteuse va courir un peu sous le soleil, ses musiciens rentrent à l’hôtel piquer un somme ou s’isoler un peu de l’exigeante vie en collectivité qu’est une tournée en minibus. L’ingénieur du son, Gilles Olivesi, bricole dans un coin, Luis Ferreira peaufine les lumières du soir et Morgan Dreux s’attaque à la compta de la tournée. À 19 heures pile, ils fermeront leurs ordinateurs pour aller boire un verre, comme le veut la tradition des tournées.
À 19h30, tout le monde est de retour pour le repas, c’est l’heure de la détente.
Au Café de la danse, la loge ressemble à un début de soirée dans un appartement parisien. On grignote du saucisson une bière à la main, pendant que le batteur Yann Clavaizolle montre les tatouages « kick » et « hi-hat » sur ses tibias. Maÿlis Pioux, la manageuse de Pain-Noir, observe d’un œil interrogateur la chemise de Zak Laughed – crème, avec des épaulettes en faux cuir esprit saloon.
« Zak, tu n’aurais pas une chemise ?
Mais j’ai une chemise ! Tous les jours pour aller à la fac je mets une chemise.
Oui, enfin il y a chemise et chemise… »
À Grenoble, Marielle Chatain, clavier de Jeanne Added, sort de la loge avec un blouson qui porte le prénom « Jean-Pierre » dans le dos. Bah oui, comme Jean-Pierre Marielle.
C’est la femme de Dan Levy, moitié du duo The Dø avec qui elle tourne depuis plusieurs années, qui lui a fabriqué cette pièce de génie.
À table, il est question de la frontière suisse que le groupe va traverser le lendemain direction Lausanne, et du minibus qui sera probablement trop lourd. Émiliano Turi : Gilles, c’est pas grave, tu passeras à pied avec ta console.
Kadhja Bonet et Itai Shapira sont eux aussi enfin à table. Elle raconte comment elle a fait tomber son smartphone dans l’eau et a décidé de ne pas en racheter pour se contenter plutôt d’un téléphone à peine capable d’envoyer des SMS. J’en envoie trop de toute façon
, s’amuse-t-elle. Mais la chanteuse, qui commence pourtant à être expérimentée, a toujours le ventre noué avant de monter sur scène. Le guitariste finira le repas seul.
Jeanne Added et son groupe en sont aux préparatifs – habits de scène noirs et maquillage. Casquette sur la tête, Émiliano Turi regarde les rockeurs alsaciens de Last Train terminer leur concert en première partie. Puis c’est l’heure. Le groupe se rassemble devant la porte qui mène à la scène, se serre tête contre tête dans un rituel répété chaque soir. Morgan Dreux, patiente vigie qui se trouve toujours là où le groupe a besoin de lui, leur tient la porte. Chacun l’embrasse, il leur répond d’un bon concert
, et c’est parti.
En bord de scène, la tension est montée d’un coup et Pain-Noir et son groupe ont arrêté les blagues. Le Café de la danse peut accueillir 500 spectateurs, mais 180 billets seulement sont partis en prévente – week-end de Pâques oblige. Au final, la salle se remplit dans la dernière ligne droite et le groupe peut aller au combat. Un double check de la main pour chacun, quatre marches à monter et le public est là, constitué, comme s’en amuse François-Régis Croisier, à moitié de journalistes et de musiciens
, auxquels son dernier album a ajouté les profs de français
.
Kadhja Bonet, elle, est embêtée que les spectateurs du Club Engel, à Stans, soient debout pour l’écouter. Elle préfère les salles assises. En plus, le sol n’a pas été nettoyé et la bière de la veille colle aux chaussures dans un bruit de craquement qui se répète d’un peu partout. Pire, quatre dames qui ne se sont visiblement pas vues depuis longtemps s’extasient très fort dans un coin. Mais la chanteuse américaine éteint ce gentil brouhaha lorsqu’elle commence à chanter This Love, l’une de ses dernières compositions. Les têtes se tournent. Même si l’instrumentation est chétive, les chansons emplissent toute la petite salle et le public, habitué à zapper dans ce festival orienté vers la découverte catégories jazz, classique et musiques du monde, s’agglutine peu à peu devant Kadhja Bonet.
C’est ma chanson préférée !
, hurle, dès la première mesure de Be Sensational, une jeune femme au premier rang devant Jeanne Added. Elle a les mêmes cheveux courts et relevés en mèche que la chanteuse, et ses copines aussi. En fait, tout le premier rang est exclusivement féminin. C’est une bande de fans qui suivent le groupe partout à l’Est de la France et Narumi Hérisson s’en amusera après le concert : À un moment, j’ai levé la tête et je me suis demandé dans quel ville on jouait !
Ça vous dit quelque chose, ces accords ?
Le concert prend son rythme d’entrée, faisant presque oublier à quel point Be Sensational est une chanson noire et dure, avec son intro à la John Carpenter, ses aplats de clavier et son battement martial. Miss It All et sa vague finale d’harmonies à trois voix achèvent de poser le son, Jeanne Added toisant la scène en faisant une petite danse combattante avec ses poings qui est devenue sa signature – elle qui était figée de stress à ses débuts en solo. Autour d’elle et avec elle, le groupe est impressionnant de cohésion. Il dérive peu du programme car les structures très travaillées des chansons ne le permettent pas, mais il offre à la chanteuse des textures épaisses qui fonctionnent en miroir de ses mélodies lumineuses. La fusée décolle, puis passe au-dessus des nuages avec Look At Them – Ça vous dit quelque chose, ces accords ?
, demande Jeanne Added avec une fierté amusée. Autour de cette chanson qui est en train de lui faire passer la barrière du grand public, le tableau bleu fabriqué par l’ingénieur lumières, Luis Ferreira, est massif et sublime.
François-Régis Croisier chante sur la pointe des pieds, le micro volontairement un peu trop haut pour le tenir dans cette position qui lui convient. Pain-Noir est d’entrée plus à l’aise que la dernière fois que je l’ai vu, à la Gaîté lyrique à Paris. C’était avant qu’il change de musiciens, et chaque chanson patinait alors avant de trouver éventuellement un fragile point d’existence. Au Café de la danse, tout démarre au quart de tour. Au bout de trois titres, sur Lever les sorts, le chanteur se permet même de sortir de sa composition, de poser les mots d’une autre façon. Sa musique devient un commencement malléable. Peu après, l’intro de Requin-baleine s’étale elle aussi, ralentit, se pose sur une autre mer que celle du disque. Et tout s’assemble sans douleur. D’ailleurs, signe supplémentaire, le chanteur parle peu entre les morceaux, alors qu’il noie souvent sa tension scénique dans trop de paroles.
Kadhja Bonet n’est que voix. Son jeu de scène se limite à lancer une boucle sur son ordinateur entre chaque titre et à bouger un peu le bassin quand le groove s’installe. Bizarrement, alors qu’elle regrette de devoir confier une bonne partie de sa musique à une machine, celle-ci lui donne une sécheresse hip-hop qui ferait une bonne piste pour éviter de tomber dans une soul trop nostalgique. Mais Kadhja Bonet n’a pas envie de ça aujourd’hui.
D’ailleurs, au milieu du concert, le laptop disparaît et Kadhja Bonet joue une série de nouvelle chansons suspendues. Le rythme est cotonneux, bien loin du soleil rasant de sa reprise de Remember The Rain, une merveille oubliée du quartet soul américain 21st Century, sortie en 1975. Mais le concert de Kadhja Bonet et Itai Shapira n’est vraiment que la naissance de quelque chose : il lui reste à trouver des moyens pour donner toute leur ampleur à des chansons à la composition riche, comme le montre encore le remarquable pont choral de Honeycomb. Elle vient à peine de signer avec un tourneur, hésite encore à rejoindre un label.
Derrière sa console à Grenoble, l’ingénieur du son Gilles Olivesi saute dans tous les sens sur A War Is Coming, le titre qui ouvre le premier album de Jeanne Added. La chanson reste un ovni sonore dans ce disque et dans le concert – plus rock, plus agressive. Elle est néanmoins une charnière nécessaire entre le post-rock de son groupe précédent, Linnake, et ce projet solo qui a viré électronique sous les doigts de Dan Levy de The Dø, qui a produit le disque.
La soirée atteint son cœur : Lydia. C’est sur ce morceau, propulsé par des paroles très rythmiques (My little bone cracker/My little pain killer/My little back stabber/My little brain crasher/My little star watcher…
) que la dimension dansante de la musique de Jeanne Added est révélée à son paroxysme. La chanteuse s’en sert en ce moment comme amorce de la fin de ses concerts, en quittant la scène par le côté alors que la cavalcade electro est maintenue par ses trois musiciens. Morgan Dreux est là et lui tend une bouteille d’eau. Lorsqu’elle revient devant le public en courant, des dames de 45 ans qui ressemblent à votre conseillère bancaire ont les bras en l’air et les yeux fermés.
Une reprise des Breeders plus tard et c’est Night Shame Pride qui vient refermer la soirée. Un salut commun en front de scène, bras dessus bras dessous, et le groupe en sueur est dehors. Tout le monde tombe sur quelques chariots qui traînent là ; les premiers commentaires sur ce qui n’a pas fonctionné dans le concert fusent comme on discute, dossiers à la main, en sortant de réunion. Tout ça est un plaisir, mais c’est aussi un travail.
Le public du Café de la danse veut un deuxième rappel. Mais on n’a plus rien !
, fait mine de leur hurler Zak Laughed de derrière le rideau qui sépare la salle des loges. Pain-Noir n’hésite pas et repart sur scène tout seul, chanter Des ronds dans l’eau, la chanson de Pierre Barouh popularisée successivement par Annie Girardot, Nicole Croisille puis Françoise Hardy. Tout le monde a le sourire dans la loge et la pression tombe d’un coup. Le concert s’est bien passé. Pain-Noir a trouvé une nouvelle existence scénique et peut commencer à réellement défendre sa musique. La prochaine grosse date, ce sera aux Francofolies de La Rochelle en juillet. Il faudra notamment convaincre le programmateur du Printemps de Bourges, déçu par la première incarnation du groupe.
Kadhja Bonet et Itai Shapira ont vite remballé leur peu de matériel, et la chanteuse se dit à peu près satisfaite
de ce concert qui a bousculé ses habitudes. Mais il lui reste tellement à construire…
La patronne est contente, donc on est contents
, me résume Émiliano Turi sur une coursive de la Belle électrique, après avoir démonté et chargé son matériel avec les autres musiciens. La même routine tous les jours, encore. Bientôt, le succès aidant, ces tâches techniques seront peut-être confiées à un personnel de tournée renforcé, mais aujourd’hui, tous les musiciens y prennent part et y trouvent une cohérence précieuse avec l’équipe technique qui les accompagne. Une fois tout en place, Jeanne Added s’en va donner quelques affiches et discuter avec les fans qui l’attendent.
Maÿlis Pioux, la manageuse de Pain-Noir, avait prévu le champagne pour fêter ça. Puis toute la petite troupe chemine sous la pluie jusqu’au Motel, un bar bondé situé à quelques rues de là. Mais François-Régis Croisier a la tête ailleurs. Dans son lit déjà, puis dans sa montagne auvergnate. Les mondanités parisiennes avec douze personnes au mètre carré, ce n’est pas son truc.
Il est 23h30. Avec tout ça, Kadhja Bonet n’a toujours rien vu de la petite ville de Stans, ses ruelles pavées et l’école massive à la sortie de la ville où joue la troupe transatlantique de Fumaça Preta une heure après son concert. Mais leur rock psychédélique et acide venu du Brésil des années 70 est trop nerveux pour un atterrissage en douceur, et Kadhja Bonet finit par disparaître dans la brume qui tombe des hauteurs suisses.
Demain, son avion repart pour Los Angeles, le van de Pain-Noir pour Clermont-Ferrand et Jeanne Added pour Lausanne. Ce sera une autre journée comme une autre dans une vie d’artiste qui ne l’est pas.