L’élastique derrière une oreille puis derrière l’autre. Ajustement depuis le menton jusqu’au nez (inclus). Vous voilà masqué, on ne touche plus à rien. Trois heures après, maximum quatre, on jette et on recommence. Une oreille puis l’autre, menton jusqu’au nez, pas touche. Oreilles, menton, nez, pas touche. Ce lundi 11 mai, en même temps que s’ouvre, avec le déconfinement, la saison 2 du coronavirus, des millions de personnes vont devoir inaugurer cette combinaison de gestes. Et afficher à la face de millions d’autres visages tout aussi dissimulés ce double symbole de l’épidémie mondiale et de la défaillance du gouvernement : le masque.
Avant que les gestes deviennent un rituel, il y aura des ratés, des masques touchés en permanence, d’autres masques baissés sur la gorge offerte au virus, mais en ce jour de déconfinement où nous devons, comme dirait un certain Président, « enfourcher le tigre », la question, lancinante, est devenue brûlante : y a-t-il des masques ? Une question dont la brûlure est devenue tellement forte au fil de la semaine dernière, et des sujets dans les médias faisant état de Français n’arrivant pas à mettre la main sur le moindre masque ou alors au prix d’efforts surhumains, que le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, et la secrétaire d’État Agnès Pannier-Runacher, en charge du dossier des masques au ministère de l’Économie, ont tenu conférence de presse commune vendredi 8 mai. Et devinez quoi ? Tout va bien. « À partir du 11 mai, ce sont plus de 200 millions de masques par semaine qui approvisionneront la France. Ils permettront de couvrir l’équivalent de 900 millions d’usages uniques », a indiqué Agnès Pannier-Runacher. On jettera un voile pudique sur ces mirobolants « 900 millions d’usages uniques », auxquels le gouvernement arrive en se servant du nombre de fois où on peut laver un masque en tissu (et c’est variable, de cinq à trente fois), qui font valser des chiffres impressionnants et invérifiables, pour se pencher sur les 200 millions.
Malgré ces volumes importants, les masques disponibles sont inégalement répartis et le risque est que certains Français en aient trop et que d’autres n’en trouvent pas. Cette situation est provisoire et devrait se régulariser dans le courant du mois de juin, compte tenu de l’approvisionnement massif du marché.
Sur ces 200 millions, 100 sont réservés aux professionnels de santé, dotés par leur ministère. Les 100 autres sont destinés au grand public, ils ont plusieurs provenances : l’État, les entreprises et les collectivités, et sont de plusieurs types. Et là, un petit point s’impose, car il y a masques et masques. Comme Les Jours sont très serviables, ils vous ont fait une fiche que vous pouvez consulter ici. Mais pour être clairs, il y a eu un glissement sémantique sur l’expression de « masque grand public » qui, il y a quelques semaines, ne désignait que les masques en tissu lavables, les seuls supposés être accessibles au grand public, et maintenant désigne tous les masques que le grand public peut acheter. C’est-à-dire ceux en tissu et ceux que, lors de la conférence de presse du 8 mai, Agnès Pannier-Runacher a appelés « à usage unique » mais qui ne sont autres que des masques chirurgicaux qu’on pensait réservés jusqu’à il y a peu aux personnels de santé, mais qu’on trouve aujourd’hui dans la grande distribution (on y revient).
Bref, dans les 100 millions de masques destinés au grand public, on en trouve 20 millions en tissu lavables fournis par l’État et destinés aux agents du service public, aux collégiens (quand ils rentreront, c’est-à-dire le 18 mai dans les départements verts), aux personnes précaires et aux petites entreprises. Plus 50 millions de masques à usage unique fournis par les entreprises (qui doivent en doter leurs salariés ne pouvant télétravailler) et les collectivités, c’est là aussi que se nichent ceux vendus par la grande distribution. Les 30 millions restants sont des masques en tissu eux aussi fournis par les entreprises.
Youpi, donc. Sauf que non, pas youpi. Et c’est écrit en toutes lettres dans une circulaire dont Les Jours ont eu copie. Datée du 6 mai et signée de Christophe Castaner, Agnès Pannier-Runacher, du ministre de l’Économie Bruno Le Maire et du ministre de la Santé Olivier Véran, elle est adressée aux préfets, qui vont fournir les agents du service public et les personnes précaires, et a pour objet l’« organisation de la distribution de masques ». Elle démarre avec ce préambule : « Grâce à l’action publique et privée, la quantité de masques en circulation sur le territoire français a considérablement augmenté ces dernières semaines. » Cool. Mais la suite l’est moins : « Malgré ces volumes importants, les masques disponibles sont inégalement répartis et le risque est que certains Français en aient trop et que d’autres n’en trouvent pas. Cette situation est provisoire et devrait se régulariser dans le courant du mois de juin, compte tenu de l’approvisionnement massif du marché. » Moralité : quand on parle à la presse, tout va bien, mais dès qu’on s’adresse à ceux qui vont avoir les mains dans le cambouis, la pénurie est manifeste et ce n’est que courant juin que ça « devrait » s’arranger. Ainsi la circulaire établit-elle un ordre de priorité dans la distribution aux agents de l’État, précisant qu’« il n’exclut pas que l’État employeur, lorsque les volumes acquis à ce titre le permettront, procède à d’autres distributions, pour équiper plus largement ses agents et notamment ceux d’entre eux qui éprouveraient des difficultés à s’équiper par leurs propres moyens ». Comprendre : là, pour l’instant, niveau volumes de masques, on n’y est pas. Pénurie toujours et panique aussi quand la circulaire insiste auprès des préfets sur le fait que l’État rembourse 50 % des masques aux collectivités : « Nous vous invitons à vous servir de ce levier financier pour inciter les collectivités à accroître le volume de masques pouvant être rendus disponibles d’ici le 11 mai prochain. »
En réalité, selon nos informations, sur les 8 millions de masques en tissu dont devaient disposer les préfets au 11 mai (c’est ce qui a été détaillé lors de la conférence de presse du 8 mai), seuls 4,2 millions ont été livrés. C’est Christophe Castaner qui l’a annoncé aux préfets jeudi soir, lors d’une cellule interministérielle de crise. Pour faire la jointure, 30 millions de masques chirurgicaux jetables, qu’on ne peut donc utiliser qu’une seule fois contrairement aux masques en tissu, ont été mis à disposition des préfets. Ils ont été piochés dans une réserve de masques périmés mais testés utilisables de Santé publique France. Détail piquant : sur les 4,2 millions de masques tissu livrés dans les préfectures, certains n’ont ni norme ni logo indiquant le nombre de lavages, ce qui est pourtant obligatoire.
Pénurie, panique, bricolage : l’État, il faut le dire, a rencontré pas mal d’avanies dans sa recherche de masques tous azimuts. Il y a, raconte aux Jours un haut-fonctionnaire à la manœuvre, cette commande annulée quatre fois de suite par l’expéditeur chinois avant que la direction des achats de Bercy décide de se tourner vers le Vietnam, le Maroc ou la Tunisie. Il y a, selon nos informations, cette livraison baroque, une des premières réalisée par l’Ugap, l’Union des groupements d’achats publics, une centrale d’achat qui dépend à la fois de Bercy et de l’Éducation nationale. Sur l’emballage du million de masques reçus, figure cette mention : « Ce produit n’est pas un équipement de protection individuelle. […] Ce produit ne protège pas des contaminations virales ou infectieuses. Non testé à la norme EN 14683. Ce produit n’est pas un dispositif médical. » Oups.
Quant aux 100 millions promis au secteur de la santé, il s’agit là d’une « cible », expliquait le directeur général de la Santé Jérôme Salomon, dans un mail du 6 mai dont Les Jours ont eu copie. La cible… Encore faut-il l’atteindre. « Une cible de 100 millions de masques sanitaires, écrit Salomon, modulo une adaptation chaque semaine en fonction de la réalité des approvisionnements. » Comprendre, cette fois : on verra bien suivant ce qu’on reçoit… Et puis, le 11 mai, les besoins en masques seront beaucoup plus importants car énormément de personnels de santé qui n’exerçaient plus seront de retour, comme le souligne le docteur Jean-Marcel Mourgues, vice-président de l’Ordre des médecins. « Il nous a été promis de passer de 45 à 100 millions de masques pour les professionnels de santé, indique-t-il aux Jours, mais curieusement, on inclut les accueillants familiaux et les aides à domicile. Qu’est-ce qu’on compte dans ces 100 millions si, dans l’intervalle, la population a augmenté ? »
On reste dans une pénurie chronique de masques qui est préoccupante et on a un véritable problème de parole publique à géométrie variable.
D’ailleurs, le ministère de la Santé rationne chacune des professions médicales en établissant des priorités. Ainsi, en prems, les médecins, dentistes et ceux qui sont chargés de fourailler dans nos pifs à la recherche du Covid-19 ont droit à « 24 masques par semaine ». En deuze, les pharmaciens, les kinés ou encore les techniciens de labo : « 18 masques par semaine ». Suivent les autres spécialités : « 12 masques par semaine. » Et ainsi de suite jusqu’aux accueillants familiaux, dotés généreusement de « trois masques par semaine ». Mais quels masques ? Des simples chirurgicaux, le plus souvent. Les plus protecteurs, les FFP2, ne seront pas pour tout le monde, « en raison de tensions sur les approvisionnements ». Les généralistes, par exemple, auront leurs FFP2 « quand les approvisionnements le permettront ». Le mail dit aussi que les nouvelles dotations doivent arriver le jeudi 7 au soir. Joint par Les Jours ce même soir, Jean-Marcel Mourgues n’en avait pas vu la couleur. Pour lui, c’est clair et net : « On reste dans une pénurie chronique de masques qui est préoccupante et on a un véritable problème de parole publique à géométrie variable. »
Cette parole publique à géométrie variable, on a pu la voir à l’œuvre lors du grand pataquès de la non moins grande distribution. Le 29 avril, le ministère de l’Économie
Et d’un coup, ces masques qu’il fallait jusqu’alors absolument réserver aux personnels soignants deviennent accessibles dans le moindre supermarché. Et par palanquées. 10 millions, annonce Carrefour ! 100 millions, claironne Intermarché ! 170 millions, vante Leclerc ! « Les masques tombent », grincent aussitôt les différents ordres des professions de santé qui, tout au long de la crise sanitaire, ont souffert de graves pénuries, dénonçant les « profiteurs » de la grande distribution : « Comment s’expliquer que nos soignants n’aient pas pu être dotés de masques quand on annonce à grand renfort de communication tapageuse des chiffres sidérants de masques vendus au public ? » Bonne question, en effet. La grande distribution tente de rectifier le tir : ces millions de masques, ce sont des commandes, affirme-t-elle, pas des stocks, Michel-Édouard Leclerc expliquant par exemple sur son blog que l’approvisionnement de ses franchisés est « sécurisé » : « Pas de stock cachés dans un hangar ! Faut arrêter le délire ! » Intermarché précise ses chiffres : sur les 100 millions annoncés, 30 millions de masques ont été livrés dans ses enseignes, 20 millions devaient l’être jeudi 7 mai et les 50 millions restants « sont au stade de commande ».
Le soupçon, bien sûr, c’est que la grande distribution ait profité de l’autorisation
Le prix lui aussi pose problème. Jusqu’à dix fois plus cher qu’avant l’épidémie, avance une enquête de 60 millions de consommateurs. Michel-Édouard Leclerc dit les vendre « à prix coûtant » mais reconnaît les acheter « vingt fois plus cher qu’il y a quatre mois ». Avançant plusieurs raisons : la course effrénée et mondiale aux masques (on se souvient de ce piteux épisode d’une cargaison raflée sur un tarmac français par un acheteur américain plus offrant) ainsi que le coût du transport par avion contre le bateau avant la crise, les tarifs passant de 2 à 14 euros le kilo expédié.
La faute originelle a déjà été souvent racontée : c’est l’incroyable impréparation de l’État en matière de masques. En janvier 2020, à peine plus d’une centaine de millions de masques chirurgicaux et FFP2 sont en stock. En 2009, un rapport sénatorial intitulé « Chronique d’une pandémie annoncée » (ô ironie…) fait état d’un stock de quelque 1,7 milliard de masques conservés à gauche au cas où. La dissolution en 2016 de l’Eprus
Il y a un consensus pour dire qu’il ne faut surtout pas avoir de masques pour le grand public, ça n’a pas d’intérêt.
Et ce alors que, le 20 mai 2019, était pourtant mis en ligne sur le site de Santé publique France un rapport d’experts qui le disait noir sur blanc : « La constitution d’un stock devrait être considérée comme le paiement d’une assurance, que l’on souhaite, malgré la dépense, ne jamais avoir besoin d’utiliser. Sa constitution ne saurait ainsi être assimilée à une dépense indue. » Ajoutant, pour ce qui est de la gestion des stocks de masques : « Le stock devrait être renouvelé pour éviter d’atteindre la date de péremption des masques. » Sans effet sur le gouvernement d’Emmanuel Macron, qui a laissé les masques moisir dans un hangar, choisissant même d’accuser les majorités précédentes.
Résultat, et sa responsabilité est là encore lourde, le même gouvernement a transformé la pénurie en doctrine sanitaire, ainsi qu’il l’a fait avec les tests, sans intérêt hier, cruciaux désormais (lire l’épisode 34 d’En quarantaine, « La France échoue au crache-tests »). Ce masque qu’il nous faut porter à compter de ce lundi dans les transports en commun, sous peine de 135 euros d’amende, était inutile il y a un mois. Le 11 mars 2020, le directeur général de la Santé Jérôme Salomon l’affirmait : « Il y a un consensus pour dire qu’il ne faut surtout pas avoir de masques pour le grand public, ça n’a pas d’intérêt. » Le même, le 22 avril 2020 : « J’ai toujours plaidé pour l’accès aux masques grand public. » Le ministre de la Santé Olivier Véran, le 28 février : « Les masques sont inutiles si vous n’êtes pas malade. » La porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye le 4 mars : « On ne doit pas acheter de masques. […] Il n’y a pas de risques de pénurie. […] En fait on a des stocks d’État. »
Ce vendredi, lors de la conférence de presse spéciale masques, Christophe Castaner a tenté un : « Les recommandations scientifiques ont beaucoup évolué sur le sujet. » Raté, encore. Dès le 22 mars, l’Académie de médecine, retraçant l’histoire des manquements dans les stocks, concluait ainsi : « Dans la situation actuelle de pénurie de masques pour les professionnels de santé, l’attribution des masques disponibles en France doit aller en priorité aux professionnels les plus exposés, c’est-à-dire aux professionnels de santé. » Tout de même très différent de « l’évolution » avancée par Christophe Castaner : il a fallu faire des priorités parce que le gouvernement n’a pas fait son boulot. C’est toute la stratégie du confinement et plus encore celle du déconfinement qui sont indexées sur la pénurie et le bricolage mis en place pour tenter d’y remédier. Aussi simple, aussi désolant que ça.