Philippe J. a l’air détendu. C’est sa première fois devant un tribunal correctionnel en tant que prévenu, mais le patron des brigades anti-criminalité (BAC) de Rennes ne semble pas impressionné. À 56 ans, malgré ses lunettes et ses cheveux gris, le major affiche une forme époustouflante. Muscles proéminents jusque derrière les bras, moulés dans un polo blanc, il s’installe à la barre avec des gestes amples. Convoqué à 14 heures ce 20 juillet, pour violences volontaires contre un petit dealer, faux en écriture publique et dénonciation calomnieuse, le policier a dû attendre son tour jusqu’à 19 h 20. Il a été renvoyé devant le tribunal à la seule initiative du procureur, sans que la victime n’ait porté plainte contre lui. Le prévenu d’avant, qui risquait sept ans de prison pour des coups de couteau sur un ami de son ex-femme, a fait un malaise dans le box. Impatients de passer à la suite, les avocats et journalistes retiennent un soupir en regardant l’heure : tout ça n’arrange pas leurs affaires.
Le 5 mai dernier, vers 19 h 45, trois policiers de la BAC de Rennes en patrouille dans le quartier Sarah-Bernhardt décident de contrôler un jeune homme de 23 ans prénommé Benjamin. Ils le soupçonnent de gagner sa vie dans les stups. Benjamin se réfugie dans un PMU, avec le major Philippe J. à ses trousses. La scène, immortalisée par deux caméras de surveillance du café, est digne d’un dessin animé : le jeune homme déboule au pas de course, jetant des coups d’œil inquiets derrière lui, longe le comptoir et se blottit au fond. Philippe J. le rejoint sans peine, à la seule force de ses grandes enjambées. C’est là que le policier, devant les habitués et les caméras, saisit Benjamin par le col pour le relever et lui met un coup de genou dans la figure. Un deuxième agent arrive, aide Philippe J. à écarter sans ménagement un client qui faisait mine d’approcher, puis à redresser Benjamin grâce à une « clé d’étranglement » pour le tirer hors du PMU.
Le jeune homme est placé en garde à vue pour « infraction à la législation sur les stupéfiants » – il avait sur lui trois barrettes de shit et 600 euros en liquide – et « violences sur personne dépositaire de l’autorité publique ». Car Philippe J., dans son PV d’interpellation puis dans une plainte, accuse Benjamin de lui avoir décoché deux coups de pied, l’un dans le bar et l’autre dehors, preuve en est l’hématome constaté par le médecin sur son avant-bras. Le policier omet son propre coup de genou. Philippe J. a dit à ses équipiers qu’il ne savait pas pourquoi le nez du jeune homme saignait.
Le gardé à vue admet avoir résisté mais pas tapé. Il dénonce, par contre, des violences de la part de Philippe J. et demande à prouver sa bonne foi grâce à la vidéosurveillance. Les policiers regardent les images, découvrent que la version de leur « client » semble plus proche de la vérité que celle de leur collègue. Des témoins confirment. Le procureur est prévenu, il charge l’IGPN d’enquêter.
À l’audience, Philippe J. s’explique à nouveau sur les raisons de l’interpellation. La patrouille « avait promis au patron du bar » de passer, pour le rassurer : « quelques jours avant, il y avait eu une agression au couteau » dans son PMU. En arrivant à proximité, le policier dit avoir vu une « transaction » de drogue entre Benjamin et un dealer du quartier surnommé « Merguez ». L’acheteur serait rentré dans le bar pour échapper à la police en prenant « la deuxième sortie », finalement « verrouillée ». La présidente du tribunal, Véronique Lanneau, connaît le dossier sur le bout des doigts. Elle se souvient que le PV d’interpellation ne mentionne aucun échange de shit. Une incohérence qui pose question, d’autant que « les autres policiers n’en parlent pas ». Le procureur n’y croit pas non plus.
Philippe J. n’a pas rédigé lui-même le PV, ni la main courante contre Benjamin, même s’il reconnaît aujourd’hui en être « l’auteur intellectuel ». Précision importante puisque le policier est poursuivi pour « faux en écriture publique », un délit passible de dix ans de prison. Le major a dicté le déroulé des faits à ses deux subordonnés, bien qu’ils n’aient pas assisté à toute la scène. « J’étais blessé, j’avais l’avant-bras enflé » se justifie le policier. « A priori, ça ne vous empêche pas de signer le PV », insiste la présidente Véronique Lanneau. Le prévenu se rabat sur d’autres excuses : « Je ne connaissais pas mon code d’accès » au logiciel de rédaction des PV et « je voulais rentrer chez moi, j’étais fatigué ». « J’ai failli ce soir-là, je n’étais pas opérationnel sur la procédure », répète Philippe J. à plusieurs reprises, perdant un peu d’aplomb. Cette négligence dans la rédaction reste, à ses yeux, son seul tort. « J’ai fait un package de ce qui s’est passé. »
Je sais qui il est, ce qu’il fait. Il est en place depuis des mois, on a des photos, des surveillances. Moi, j’essaie de l’empêcher de vendre cette saloperie de drogue.
Le bar est un point de deal connu et Benjamin admet avoir traficoté depuis son retour à Rennes, ce qui conforte Philippe J. dans ses certitudes. « Je sais qui il est, ce qu’il fait. Il est en place depuis des mois, on a des photos, des surveillances. Moi, j’essaie de l’empêcher de vendre cette saloperie de drogue. » Le policier a agi « dans l’urgence », il s’est senti « en danger » dans ce PMU rempli de papis imbibés. Il analyse son coup de genou comme une simple « percussion pour désorienter » le jeune homme, qui fait « de la résistance passive ». La présidente saute sur l’expression.
« On est d’accord, c’est de la résistance passive.
Au début de cette affaire, on a quand même une interpellation pour trafic de stups.
Enfin… Parce que quelqu’un se dissimule au passage de la BAC.
Oui, enfin les honnêtes gens ne se dissimulent pas. »
Au fil de l’audience, les deux coups de pied pour lesquels Philippe J. a porté plainte se transforment en un seul. Puis « en fin de compte » en un coup de poing, à l’extérieur, hors champ des caméras. « Je sais, je sais… », s’impatiente le prévenu face au regard sévère de la présidente.
Benjamin, petit blond en T-shirt noir, a passé l’essentiel du procès les yeux baissés vers ses chaussures. Lorsqu’il se lève pour succéder à Philippe J. à la barre, il semble faire la moitié de sa taille et de son poids. Sa voix chevrote, il essaie de donner le change. Dans son souvenir, Philippe J. n’a pas crié « police » mais « viens-là, toi ». « J’avais peur de ce monsieur », explique-t-il au tribunal, à cause d’une précédente interpellation pendant laquelle Philippe J. et ses hommes l’auraient « passé à tabac dans une tour », à « coups de coude dans le nez ». Le tribunal, qui n’est pas saisi de cet épisode, lui fait plutôt décrire la scène du PMU. « Je suis tombé par terre parce qu’il m’a mis son pouce dans l’œil », raconte le jeune homme. Puis le coup de genou l’a mis suffisamment KO pour qu’il se laisse conduire dehors. « Quand il m’a lâché, je suis tombé. C’est des gens qui m’ont dit, après, qu’il m’avait tapé la tête dans le poteau ». Deux témoins, dont le patron du bar, l’ont effectivement raconté aux enquêteurs. Le policier, lui, soutient que Benjamin « s’est jeté contre le réverbère ».
Dans la voiture, poursuit la victime, « Philippe J. m’a dit : “Je t’aime bien, pourquoi t’as fait ça ?” puis a dit à son collègue qu’il allait être obligé de porter plainte contre moi. » Une fois en garde à vue, « l’OPJ [officier de police judiciaire, ndlr] m’a dit que j’allais en prison parce que j’avais tapé un policier. Quand il m’a lu sa déposition, j’ai pleuré. » Au bout de vingt heures, Benjamin est libéré après le visionnage des images. « L’OPJ m’a dit : “Voilà, tu sors. Tu as de la chance d’être tombé sur un moins bon flic”. S’il n’y avait pas eu de caméras, j’ose même pas imaginer ce qui serait arrivé. » L’avocate de Benjamin, Gwendoline Tenier, cuisine Philippe J. à ce sujet. Sans les images, son client « aurait été présenté devant le tribunal pour violences sur personne dépositaire de l’autorité publique et trafic de stups. Tout allait bien ? Il serait allé faire un tour à Vezin, tout allait bien ? » « Oh, il serait allé faire un tour à Vezin », répète le major, incrédule.
Une vingtaine de policiers en civil assistent à l’audience. « Ça ne me fait pas plaisir de les voir tous ici », commente Gwendoline Tenier, estimant que les membres du public ne sont « pas forcément amicaux » envers Benjamin, alors qu’elle a eu du mal à le convaincre de venir. L’avocate intervient le plus souvent en défense. « Des clients ont pu me dire que les choses ne se passaient pas bien » avec la BAC, raconte-t-elle, sans qu’ils aient « le courage d’aller jusque là ».
Philippe J. est une sorte de sommité locale, avec ses trente ans de carrière derrière lui. Ancien cycliste professionnel, il a commencé dans la police à Saint-Brieuc, comme CRS, avant de gravir les échelons : XIe arrondissement de Paris, GIPN (groupe d’intervention de la police nationale), formateur aux techniques d’interpellation et moniteur de tir, envoyé enseigner au Liban et en Afghanistan, décoré… Il rejoint la BAC de Rennes en 2012 et devient, deux ans plus tard, chef des BAC « jour » et « nuit » locales. « Mes collègues me soutiennent et savent que je ne suis pas un mauvais flic », résume Philippe J.. « J’ai formé tout le commissariat. » Même si ces dernières années, le management et les réunions lui prennent plus de temps que les interpellations, le major aime toujours courser les voyous à l’occasion. Dans l’attente de son procès, il a été affecté à la nuit mais « continue à aller sur le terrain ».
Pour ce procès « d’une particulière gravité », le procureur de Rennes en personne, Nicolas Jacquet, est descendu dans l’arène. Il se veut pédagogue sur cette affaire, « susceptible de ternir l’image de la police » dont l’action est déjà « quasi-systématiquement remise en cause » lors d’interventions « de plus en plus difficiles », « sur fond de contestation sociale, d’alcool, de stupéfiants ». Des reproches en général « assez injustes », poursuit le procureur, qui assume de « toujours faire prévaloir la parole d’un fonctionnaire de police face à celle d’un prévenu ». Le « dérapage » de Philippe J. « n’est pas un dysfonctionnement institutionnel, mais individuel », estime Nicolas Jacquet, pour qui « tous les acteurs de la chaîne pénale ont assumé leurs responsabilités » en poursuivant le fonctionnaire malgré l’absence de plainte de la victime. Pour le coup de genou « parfaitement intentionnel » et « illégitime », et pour avoir « fait en sorte de le cacher », il requiert dix mois de prison avec sursis. « On avait besoin de monsieur J. à la tête des BAC de Rennes », conclut le procureur, espérant désormais qu’une condamnation ait « des conséquences au niveau administratif » et que le ministère de l’Intérieur mette un terme à sa carrière.
« C’est un bon flic », plaide l’avocat de la défense, Frédéric Birrien. Si son client « a fait preuve d’une certaine forme de liberté blâmable », il n’avait « aucune intention de travestir la réalité ». L’avocat s’interroge : en intervenant seul, dans ce bar où il y a eu « un coup de couteau une semaine avant », « comment voulez-vous que Philippe J. soit serein ? ». Le prévenu a le dernier mot, son agacement a disparu. « Je laisse la justice décider de mon sort. Finir comme ça, ça me fait quand même un peu bizarre. » Il est 22 h 45. Une semaine plus tard, conformément aux réquisitions du procureur, Philippe J. est condamné à dix mois de prison avec sursis.