Un escalier anodin, dans un banal couloir du palais de justice de Paris, mène à la porte blindée de la galerie Saint-Éloi. Unique en son genre, elle est flanquée de caméras, d’un interphone et d’un lecteur d’empreintes digitales. Cette chambre forte sous les toits est le cœur de la justice antiterroriste française. Ici, neuf juges d’instruction spécialisés vivent et travaillent sous protection policière. Ils enquêtent sur les attentats de Nice et du 13 novembre, les départs pour le jihad, mais aussi les groupes armés qui ont fait trembler la génération précédente – ETA, FLNC, PKK – et quelques dossiers en suspens depuis les années 1980.
La galerie Saint-Éloi est séparée en deux dans le sens de la longueur. La rive gauche est réservée aux avocats, aux personnes convoquées ou déférées et aux gendarmes de l’escorte. La droite dessert les bureaux des juges d’instruction et de leur greffier ainsi que les deux secrétariats. (…) Tout le long de la galerie, des placards accueillent des dossiers d’instruction, c’est-à-dire des centaines de tomes de procédures. Les plus vieux ont trente ans, sentent la poussière et la page jaunie.
C’est ainsi que Marc Trévidic, ex-magistrat antiterroriste qui a contribué à populariser ce long couloir fermé au public, campe le décor dans son livre, Au cœur de l’antiterrorisme (Lattès, 2011).
Pour qu’un nouveau dossier commence son parcours en ces murs, il faut d’abord que le parquet de Paris, dirigé par le désormais célèbre François Molins, compétent sur tout le territoire français en matière de terrorisme, se saisisse de l’enquête puis la confie à un juge d’instruction du pôle. Dès lors, chaque suspect peut être envoyé à la galerie Saint-Éloi à l’issue de sa garde à vue, où un magistrat antiterroriste le met généralement en examen (et, la plupart du temps, en détention provisoire dans l’attente de son procès), en présence de son avocat.
C’est à ce stade de la procédure qu’intervient l’avocate Margot Pugliese. Élue première secrétaire de la conférence pour l’année 2016, elle est à ce titre régulièrement commise d’office dans les dossiers de terrorisme. Depuis janvier, une dizaine de dossiers lui ont été confiés, dont trois concernent des mineurs. Tous ses clients sont soupçonnés de vélléités jihadistes plus ou moins avancées, de la tentative ratée de rejoindre la Syrie au projet d’attentat sur le sol français. Le plus souvent poursuivis pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste », clé de voûte de l’arsenal législatif français, ils sont cernés par un empilement de lois conçues pour englober le maximum de situations.
Quand il y a un défèrement un peu particulier, on peut tomber sur quinze gendarmes cagoulés avec des armes de guerre.
Lorsque l’avocate se rend au pôle antiterroriste pour rencontrer ses clients, les mesures de sécurité sont drastiques. Contrairement aux galeries d’instruction classiques, la carte d’avocat ne suffit pas
pour aller jusqu’au bureau du juge, explique Margot Pugliese. À l’entrée, dans un sas vitré, le gendarme de service surveille les allées et venues sur des écrans. Il doit téléphoner au magistrat avant d’ouvrir les portes électroniques. Même s’ils nous reconnaissent, ça reste très sérieux. Et quand il y a un défèrement un peu particulier, on peut tomber sur quinze gendarmes cagoulés avec des armes de guerre.
Cette atmosphère confinée
, selon le mot d’un juge de la galerie qui a parfois l’impression d’être sous cloche
renforce le sentiment d’une justice hors norme. L’avocat Arié Alimi se souvient de sa première visite. Au moment où je m’approche du box, deux gendarmes m’attrapent : “Vous êtes qui ?” J’avais ma robe sur le bras et j’avais franchi toute la sécurité, mais le simple fait de m’approcher avait causé une nervosité extrême. Cela n’arrive jamais aux étages d’en-dessous.
« La notion de dangerosité, poursuit Alimi, est la pierre angulaire de la justice antiterroriste. » Même si elle n’apparaît jamais dans le code pénal
, cette toile de fond implique une cascade de dérogations et de traitements spéciaux, tout au long de la procédure : de la garde à vue (pouvant durer six jours) à l’application des peines (confiée à un juge spécialisé), en passant par la cour d’assises spéciale (où le jury populaire est remplacé par des magistrats professionnels).
Créée dans la foulée de la première loi antiterroriste en 1986, la galerie Saint-Éloi a trente ans. En étudiant son ancêtre, la Cour de sûreté de l’État, la chercheuse Vanessa Codaccioni, spécialiste des juridictions d’exception, a observé que la question des locaux et de l’emplacement géographique touchait à des enjeux politiques, symboliques, sécuritaires et économiques très importants
.
Un bateau naviguant entre deux eaux, le judiciaire et le politique (…), aux frontières de l’État de droit.
Arié Alimi voit la galerie Saint-Éloi comme un bateau naviguant entre deux eaux, le judiciaire et le politique
, aux frontières de l’État de droit
. La proue du navire serait le bureau du fond, avec vue sur la Seine, autrefois occupé par « l’Amiral » Jean-Louis Bruguière. Il a été attribué cet été à Claude Choquet, le nouveau – mais expérimenté – magistrat-coordonnateur venu du pôle « crimes de guerre ». L’augmentation du nombre d’affaires en cours ces quatre dernières années est impressionnante. Au 30 avril 2016 (soit avant les attentats de Magnanville, Nice et Saint-Étienne-du-Rouvray), les neufs juges traitaient simultanément 169 informations judiciaires, dont 125 concernent les filières jihadistes. Le parquet antiterroriste est chargé de 179 autres affaires, dont un grand nombre finiront aux mains des juges d’instruction.
Ces magistrats peuvent compter, au quotidien, sur leur indispensable greffier et quelques fonctionnaires, comme l’expliquait en mars dernier la doyenne du pôle, Laurence Le Vert, devant les parlementaires. Deux agents administratifs scannent les dossiers d’information, et quatre autres agents - deux à temps plein et deux à temps partiel - mettent en forme les dossiers, en établissent la cotation, les photocopient et délivrent les permis de visite, ces tâches administratives s’avérant très lourdes. Depuis les attentats du 13 novembre dernier, un nouveau greffier a rejoint notre équipe ; (…) il reçoit les constitutions de partie civile, dont le nombre dépasse, à l’heure actuelle, les 600.
Petite nouveauté depuis le 1er avril, le ministère des Finances a détaché un douanier pour aider à exploiter tous les supports informatiques saisis
.
L’endroit a beau être feutré, moderne, confortable
selon plusieurs avocats, les juges moins encombrés de dossiers qu’ailleurs (et les toilettes plus propres, disent leurs usagers), l’avocate Marie Dosé, habituée de la galerie, voit dans la justice antiterroriste une machine écrasante et oppressante
où le poids de l’infraction broie tout sur son passage. Ce ne sont plus des gens mais des faits qui circulent. J’ai le sentiment que je n’arriverai jamais à faire sortir quelque chose d’humain d’ici.
Il faut dire que ni l’air du temps, ni cette forme très particulière de justice ne sont très accommodantes avec la défense. Jusqu’en 2009, à la galerie Saint-Éloi, il n’y avait pas de box permettant aux avocats de dialoguer avec leurs clients hors de portée d’ouïe d’un tiers
, ainsi que le prévoient pourtant les textes. L’entretien avait lieu sur un banc du couloir, à proximité des gendarmes. À l’occasion d’une affaire de jihad en Afghanistan, un secrétaire de la conférence a déposé un recours, sans succès : il n’était pas prouvé que les gendarmes entendent. Le tribunal a tout de même fait installer un box après l’intervention du bâtonnier. Depuis peu, des feuilles blanches sont collées sur les vitres, à hauteur de visage.
Les rapports de force variables entre avocats et juges ne sont qu’un aspect des équilibres multiples et fragiles au sein de cette galerie suspendue. Équilibre entre juges d’instruction et parquet, à qui la loi donne sans cesse plus de prérogatives. Équilibre, enfin, entre les fortes têtes de l’instruction, sur lesquelles s’est construite la spécificité de la justice antiterroriste.