Son ami Sébastien accourt sous les rafales, dans des gerbes de panique et de sable glacé, il saisit le fil de Tintin et l’accroche à sa ceinture d’alpiniste par un mousqueton. On dirait une cordée dans l’Himalaya, Sébastien tenant Tintin au sol, qui tient ses trois cerf-volants en l’air, d’abord le requin, ensuite le Spiderman et une sorte d’édredon multicolore… La guirlande reste immobile quelques minutes. Quand les tourbillons retombent, presque aussi vite qu’ils ont surgi, la cordée peut se détacher, les jambes tremblantes. Tintin s’incline : « Le vent, c’est le patron. Il nous est prêté par la nature. » Le « patron » gagnera une autre fois. D’autant que, « depuis une dizaine d’années, il a changé » ici, à Bray-Dunes, dans le département du Nord, la ville la plus septentrionale de France. Il soufflait autrefois depuis les côtes anglaises (au nord). Aujourd’hui, il vient de Dunkerque (au sud-ouest) et file en direction de la Belgique. Il est devenu imprévisible, de plus en plus extrême.
C’est dans ce formidable courant d’air que le gouvernement a décidé de construire le parc éolien offshore le plus puissant de France, qui doit entrer en service début 2028. Les machines tourneront dans un « gisement de vent » compris entre 15 et 90 km/h, s’arrêtant de fonctionner au-delà, pour raisons de sécurité. Ce parc représente donc un solide espoir dans la catastrophe du réchauffement climatique, un fleuron parmi la cinquantaine de fermes à éoliennes que la France a prévu d’implanter dans l’Atlantique ou en Méditerranée
Béatrice se souvient du « choc » quand elle a découvert un plan en images de synthèse réalisé par le promoteur. Cette grand-mère est née dans le bassin minier, puis elle a travaillé à Lille comme personnel civil dans une caserne militaire. Bray-Dunes était le petit luxe de sa retraite. Quand elle n’anime pas des ateliers mémoire pour les personnes âgées, elle se promène sur la digue, entre les façades en briques austères et les bleus panachés de la mer du Nord. Si le chantier démarre comme prévu, si les recours en justice échouent, Béatrice verra des dizaines d’éoliennes implantées à 11,4 kilomètres du rivage et pouvant atteindre chacune la hauteur record de 300 mètres… « Ça nous fait 46 tours Eiffel », calcule la retraitée, faisant sienne la formule de Vent debout 59. Le collectif d’opposants s’est monté en 2021, autour d’une pétition qui a dépassé les 26 000 signatures. De son côté, EDF Renouvelables, qui a remporté l’appel d’offres, précise que les dimensions ne sont toujours pas arrêtées et que pour tenir l’objectif de production de 600 mégawatts, le parc pourrait soit abriter 46 éoliennes de 260 mètres, soit 30 à 35 appareils culminant à 300 mètres en bout de pale, quand l’hélice est complètement relevée. Mais les « tours Eiffel » se sont déjà imposées dans les esprits ou
Sur la jetée, les dalles dessinent des poissons tandis qu’un panneau reprend les paroles de la chanson Le Baiser d’Alain Souchon : « Marchant dans la brume / Le cœur démoli par une / Sur le chemin des dunes / La plage de Malo Bray-Dunes. » Ce matin, Béatrice est sortie prendre le soleil d’hiver, avec ses bijoux qui trahissent sa fantaisie, des boucles d’oreilles tantôt pelle à tarte, tantôt oiseau bleu du défunt Twitter. Deux questions la travaillent. Fondamentales : « Est-ce que les éoliennes se verront beaucoup ? Et est-ce que ça fera du bruit ? » Ce n’est pas une naïveté feinte et, à vrai dire, elle lit beaucoup, des articles et des études compilées sur Facebook par le collectif Vent debout, à partir de sources sérieuses, politiquement neutres. Et si possible à l’écart des récupérations politiques. Mais c’est là le charme des dossiers : à force de s’y plonger dedans, on s’y perd…
Pour limiter la casse à l’horizon, EDF a déjà consenti à reculer le site de plus de 2,4 kilomètres
Superman, le Requin et l’Édredon sont revenus à terre. En contrebas de la digue, Tintin, tout juste remis de la tempête, replie son matériel. Il ne parlera pas du sujet des éoliennes, s’imposant le droit de réserve d’un président d’association, le Vent de Bray-Dunes, qui accueille 1 200 enfants chaque année pour apprendre les maths, la géo et le bonheur dans les bourrasques. Tintin, 49 ans, n’aspire qu’à « une belle vie » de voltige à Bray-Dunes, un idéal que le futur parc offshore peut à la fois préserver, abîmer ou les deux à la fois, dans des proportions variables et un coût-bénéfice qui se discute. Le cerf-voliste prône la beauté dans le ciel, le bonheur sur terre
Un commerçant accepte de donner un mot sur les éoliennes mais pas son nom. Il vit du tourisme, qui perdure dans cette cité nordiste, avec quelque 100 000 touristes estimés en juillet-août. Est-ce que le parc offshore pourrait menacer ses activités ? Va-t-il attirer les curieux ou faire fuir les habitués ? La question se pose aussi pour la ville de Dunkerque, qui pense pouvoir devenir une destination estivale et a refait sa digue à neuf, mais pour mieux l’exposer au mur des éoliennes ; ou pour Malo-les-Bains et, en tout, une demi-douzaine de communes. Au vrai, il est certainement encore trop tôt pour connaître les conséquences de ce chantier sur le tourisme. La station de La Baule (Loire-Atlantique), où a été inauguré le premier parc marin français fin 2022, n’a pas subi de catastrophe l’été suivant et une compagnie de croisière a même décidé d’en tirer bénéfice, proposant de naviguer autour des 80 mâts pour la somme de 28 euros.
Nous sommes sur un site déjà très industrialisé, avec la raffinerie, la centrale nucléaire, les installations chimiques… Il faudrait arrêter cette prolifération. Si demain, la mode est au solaire, est-ce qu’ils viendront poser des panneaux dans les dunes ?
Chemise grise prête à recevoir le client, alors que son rideau est fermé jusqu’au printemps, le marchand désigne un buisson de fumée qui plombe le côté gauche de la plage. Brumes naturelles et émanations toxiques : c’est le port de Dunkerque. « Vous voyez, on est saturés, estime le commerçant. Nous sommes sur un site déjà très industrialisé, avec la raffinerie, la centrale nucléaire, les installations chimiques… Il faudrait arrêter cette prolifération. Si demain, la mode est au solaire, est-ce qu’ils viendront poser des panneaux dans les dunes ? » Se tournant vers la droite, il attire l’attention sur La Panne, la façade en béton qui s’étire à une dizaine de kilomètres de là : « Notre chance viendra de la Belgique… » En effet, la colère, comme le vent, franchit la frontière. Un premier recours, introduit par le gouvernement belge devant les juridictions françaises, a été rejeté par le Conseil d’État en juillet 2023. Mais une autre plainte est en cours d’instruction depuis avril 2022 devant la Cour européenne, déposée conjointement par l’État belge, la région flamande, le port d’Ostende
En France, dans les affaires d’éoliennes, les actions en justice aboutissent rarement et les autorités publiques sont peu enclines à débrancher la prise. Une opposition citoyenne ne suffit pas à casser la décision des élus : des maires n’ont pas hésité à confirmer des projets que des référendums locaux avaient désavoués, des maires réfractaires sont ignorés par les préfets… Pour la forme, quatre communes de la communauté urbaine de Dunkerque (CUD) ont organisé un vote de leur conseil municipal sur le sujet, en septembre 2023. Trois villes ont voté contre les éoliennes : Zuydcoote, Ghyvelde-les-Moëres et Bray-Dunes ; seule Leffrinckoucke a donné son approbation. EDF, qui mentionne son parc au futur de l’indicatif, sans l’ombre d’un conditionnel, rappelle les échéances à venir : l’ultime phase des concertations, l’enquête publique, aura lieu du 8 avril au 18 mai, le préfet du département du Nord délivrera son autorisation d’ici la fin de l’année, et la première pierre sera jetée en mer à l’entame de 2025. En cette matinée de début janvier, Béatrice se résignait presque : « Je me demande si nous avons des chances. » En effet, comment le collectif peut-il rallier des militants écologistes normalement acquis aux bienfaits de l’éolien et envoyer en manif des personnalités de droite ? Et peut-on installer une ZAD en pleine mer ?
Pourtant, avec la fin prochaine de l’enquête publique, les habitants défavorables au projet vont pouvoir tenter leur chance devant les tribunaux et intensifier leurs actions. Le collectif Vent debout attend ce moment avec impatience. Dans une lettre ouverte aux élus de la communauté urbaine publiée le 8 mars, les détracteurs donnent un aperçu de leur argumentation face à EDF, qui a considérablement affûté ses chiffres et ses réponses. Pas moins de trente angles d’attaque. La ligne d’horizon abîmée est sur la liste. La faune marine également. Les retombées écologiques et économiques sont discutées. Mais l’un des axes de combat, inattendu, enfoui sous la surface de l’eau, se révèle