Sufjan Stevens, Javelin (Asthmatic Kitty Records, 2023)
«Portez-vous bien, soyez joyeux, restez sains d’esprit, restez en sécurité. Je vous aime. » Il faut être insubmersible pour s’adresser à son public comme l’a fait Sufjan Stevens récemment, expliquant qu’une sale maladie l’empêche de venir lui parler de Javelin, son dixième album qui est un disque de deuil et d’espoir. C’est comme si les conditions mêmes de la sortie de ce disque brillant et étouffant venaient appuyer sur toutes les plaies à peines apaisées, nous replonger avec le chanteur américain, 48 ans aujourd’hui, dans la genèse plus personnelle que jamais de ces chansons. À l’heure de la sortie de Javelin, Sufjan Stevens se remet donc lentement du syndrome de Guillain-Barré, une « affection rare dans laquelle le système immunitaire du patient attaque les nerfs périphériques », selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé. Le traitement a fonctionné et il espère pouvoir remarcher dans les prochains mois, pendant que son nouvel album prend son envol loin de lui.
Marqué par l’absence et l’habituelle foi chrétienne en l’avenir qui traverse toute l’œuvre déjà marquante de Sufjan Stevens, Javelin est un disque-bilan labyrinthique qui frôle l’impasse par moments. Presque entièrement écrit, composé et enregistré seul, il n’invite que la guitare de Bryce Dessner et les contrepoints d’un magnifique chœur féminin pour raconter la perte et le deuil fragile de celui qu’il aimait, Evans Richardson, personnalité du monde de l’art afro-américain décédé au mois d’avril. C’est la première fois que Sufjan Stevens aborde son homosexualité et son couple, et c’est pour faire de l’amour l’unique sujet de cet album en forme de journal intime qui se déplie progressivement. J’aurais bien aimé lui demander dans quel ordre il a écrit et enregistré ces morceaux, tant ils semblent avoir été composés au fil de la plume. Il y a même une méthode qui s’en détache : tout commence avec une mélodie à la guitare-voix très limpide, portée par ce timbre délicatement voilée qui est celui que Sufjan Stevens emprunte dans ses albums les plus folk