Françoise Hardy, morte ce mardi 11 juin à 80 ans après une vie entière de musique, a trouvé un jour de 1961 un courage qu’elle ne se connaissait pas. Alors elle est partie avec sa guitare premier prix pour prendre place dans une file d’attente dans les bureaux de Vogue, une maison de disques qui se lance à ce moment-là à la poursuite d’un nouveau public : les jeunes. La France se reconstruit encore sur les ruines de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup d’hommes sont morts et cela laisse de l’espace à une génération d’adolescents qui ne veulent plus rien avoir à faire avec le monde de leurs parents. C’est pareil en musique, il faut que la rupture soit totale, qu’on en finisse avec l’accordéon, Georges Guétary et Tino Rossi. Quelques groupes comme les Chats sauvages et les Chaussettes noires ont déjà commencé à distiller une version française de la révolution rock lancée aux États-Unis, puis Vogue a signé le jeune Johnny Hallyday et cherche désormais son pendant féminin.
Françoise Hardy, 17 ans, est là pour ça. Elle a déjà tenté sans succès chez Pathé-Marconi. Vogue lui paraît plus accessible pour une raison qui résume sa franchise désarmante : « Je trouvais [les chansons de Johnny] très mauvaises et je me disais “ils sont peut-être moins difficiles avec les jeunes, j’ai peut-être une chance”. » Malgré tout, elle s’est cassé les dents une première fois avant l’été parce qu’elle ne connaît que quelques accords, ne sait pas lire la musique et peine à suivre un rythme même si elle participe, cachée dans son coin, au Petit conservatoire de Mireille depuis quelque temps en espérant progresser. Mais Françoise Hardy a un truc dans la voix, un voile boudeur assez irrésistible, quelque chose d’impénétrable quand toutes les autres, les Sheila et Sylvie Vartan, cherchent la puissance ou le sourire qui minaude. Son physique de « grand truc mystérieux », comme l’a décrite plus tard Jean-Marie Périer, le photographe des années yéyé, fait le reste pour capter les regards.
Françoise Hardy est maladivement timide, mais elle sait qu’écrire des chansons lui fait du bien dans une vie trop morne. Alors elle fonce pour une fois
Ce sera une constante de toute la longue carrière de Françoise Hardy, qui n’a pas encore commencé mais va s’étaler sur six décennies : elle suit la musique de près, elle sait ce qui se passe et elle y cherche les mélodies qui l’attrapent pour en faire l’inspiration de ses propres chansons. « Pour moi, il faut qu’une mélodie soit magique, rien d’autre ne compte. Avoir envie de la réécouter encore et encore », disait-elle en 2016 dans une série radiophonique de France Inter. Elle a dans ce sens une vision très anglo-saxonne de la musique, elle aime les arrangements malins, qu’il se passe toujours quelque chose dans le son et que le rythme compte.
À la rentrée 1961, Françoise Hardy est de retour dans les bureaux de Vogue et cette fois, c’est la bonne. On lui ouvre la porte d’un studio pour enregistrer quelques chansons, pour voir. Le label mise sur Oh oh chéri, une reprise parfaitement gnan-gnan d’un petit tube américain de Bobby Lee Trammell, mais c’est la face B qui décolle en profitant d’un coup de chance. Le 28 octobre 1962, alors que toute la France est devant la télévision pour attendre les résultats d’un référendum sur l’élection au suffrage universel du président de la République, elle est poussée devant les caméras et choisit une chanson à elle. Elle chante dans une séquence qui a déjà compris qui elle est, où elle apparaît déambulant en ciré entre les couples amoureux. Ça s’appelle Tous les garçons et les filles, c’est une petite valse mélancolique qui raconte l’histoire d’une jeune fille qui se promène seule dans les rues de Paris « car personne ne [l’]aime », alors que « tous les garçons et les filles » de son âge « savent très bien ce qu’aimer veut dire ».
La mélodie est entêtante, elle parle directement au cœur des ados, mais surtout, Françoise Hardy est résumée dès cette chanson romantique fondatrice qu’elle a écrite et composée seule, une rareté dans l’époque. Elle cherche l’amour parfait qui ne vient pas, ou qui la décevra, mais elle continue « sans peur du lendemain » parce que c’est son seul moteur. C’est le monothème de toute sa carrière, de quasiment toutes ses chansons : où est l’amour idéal, celui qui rend heureux ? L’important n’est évidemment pas de le trouver, mais de le chercher. Dans cette quête, Françoise Hardy sera aussi une figure de femme à l’ancienne qui attend celui qu’elle aime… tout en se montrant d’une indépendance féroce dans tous les autres aspects de sa vie.
« En entendant Françoise Hardy, on entend la jeunesse et ses problèmes amoureux », dit le petit texte chargé de vendre la jeune inconnue au dos de son premier
La jeune Hardy est loin de ça. Elle vient de sortir d’un coup de l’ennui que sa jeunesse lui a déjà laissé entrevoir, elle qui a grandi avec sa mère célibataire et sa sœur dans le IXe arrondissement de la capitale, quartier Saint-Georges. La maison ne fait pas de folies mais ne manque de rien, sauf de légèreté. Madame Hardy, qui sait ce que l’indépendance coûte depuis le départ de son mari, veut que ses filles fassent des études. Elle les enferme dans une rigueur grise héritée d’une mère que sa fille Françoise a qualifiée de « castratrice » et d’un père qui ne dit rien. Le week-end, on va dans leur morne pavillon d’Aulnay-sous-Bois pour ne rien se dire, puis la routine reprend. C’est une enfance en vase clos où rien n’est jamais assez bon et Françoise Hardy, qui s’est décrite comme la « triste incarnation de l’ordre et de la discipline », en tire un mélange de manque absolu de confiance en elle et de volonté farouche de faire ses propres choix. On comprend que la musique ait pu apparaître comme une échappatoire.
À travers les années 1960, elle enchaîne les succès avec Le Temps de l’amour, Je veux qu’il revienne ou Mon amie la rose, qu’elle chante en français aussi bien qu’en italien, en anglais ou en allemand. C’est l’époque des congés payés, de l’Europe qui s’invente et des carrières transfrontalières, où sa silhouette longiligne de Parisienne toujours distante fascine la presse partout où elle passe. Elle devient l’égérie passive de la mini-jupe, de créateurs comme Courrèges et Paco Rabanne, de marques de luxe. La presse construit mois après mois, avec sa participation naïve, une image de poupée superficielle et oublie parfois qu’elle est une artiste, qu’elle écrit presque toutes ses paroles et souvent ses musiques. « Les gens étaient amoureux de ma silhouette plus que de ma musique », a-t-elle pensé plus tard. Elle représente pendant ces sixties conquérantes la quintessence de la Française chic qui chante l’amour perdu en regardant le ciel bas. « Dans une vague de rock et de gens un peu basiques, elle est arrivée réservée, légèrement hautaine, d’une beauté ahurissante et avec un petit air aristocratique, dédaigneuse. J’adorais ça, résumait Alain Souchon en 2016. Elle est arrivée en nous disant qu’elle était malheureuse en amour alors qu’elle avait la moitié des hommes du monde à genoux devant elle. »
Impressionnée et un peu effrayée par tout ce qui lui arrive soudainement, Françoise Hardy suit le mouvement à travers l’Europe, le Liban, l’Afrique du Sud, le Japon… Mais elle n’aime pas voyager. Elle ne visite rien, se plaint de la météo qui ne lui va jamais et reste enfermée dans sa chambre d’hôtel à gratter sa guitare en attendant de monter sur scène ou qu’on la traîne faire la potiche dans une soirée chic. En casanière absolue, elle n’aime qu’être à Paris ou dans la maison qu’elle a fait retaper pour bien trop cher en Corse. C’est là, en 1967, qu’elle se rapproche de Jacques Dutronc, qui vient d’abandonner l’ombre des studios de Vogue et des groupes de seconde zone où il officiait comme guitariste pour un succès sous son nom avec Et moi, et moi, et moi. Il est l’anti-Françoise Hardy, hâbleur, prétentieux, toujours entouré d’une bande de copains encore plus bruyants que lui. Sa musique est à son image, celle d’un dragueur des supermarchés qui regarde le monde en se demandant ce qu’il peut en tirer. Leur histoire d’amour sera longue mais jamais linéaire, lui fuyant la vie de couple pendant qu’elle attend son retour qui n’est jamais certain. C’est épuisant, mais ça fait du carburant pour des chansons d’amour dévastées.