Enfoncé dans le canapé en cuir flambant neuf de Jean-Marie, enfant chéri de la famille Villemin qui, à 26 ans, sort du lot avec son boulot de contremaître, son frère Michel, de trois ans son aîné, prend l’apéro en ce dimanche 14 octobre 1984. Venu avec sa femme Ginette depuis le village d’Aumontzey, dans les Vosges, où il habite encore à côté des parents, Michel, qui est quasi analphabète et trime comme ouvrier à la filature, reluque les nouveaux meubles du salon que Jean-Marie et sa belle-sœur Christine viennent d’acheter. Son frère lui explique ses autres projets. Il veut agrandir ce pavillon qu’il a fait construire en 1981 sur les hauteurs de Lépanges-sur-Vologne, car son petit garçon de 4 ans, Grégory, ne restera pas fils unique. Avec Christine, ils feront d’autres enfants. D’ailleurs, la banque accepte de leur prêter l’argent des travaux à un taux très avantageux. Et ce n’est pas tout. Jean-Marie montre à Michel les bouteilles de vin qu’il a commandées pour sa cave. Impulsif et négligé par ses parents, qui ne le convient au repas dominical que pour le dessert ou le café, Michel ne s’esbaudit pas face à cette démonstration de richesse mais lâche : « Il faut être un chef pour se payer ça ! »
Car Michel se sent le second « bâtard » de la famille, comme l’a laissé entendre le corbeau maléfique qui a déversé son fiel sur des membres de la famille pendant plus de deux ans. Des appels muets ou malveillants ont commencé à tomber sur la ligne de Jean-Marie et Christine sitôt l’installation du téléphone, en juillet 1981. Après des silences et respirations inquiétantes, les époux Villemin ont droit à des musiques ou des chansons fredonnées par l’inconnu à la voix rauque : « Chef, un p’tit verre, on a soif… » Mais au mois de septembre, ce sont les parents Albert Villemin et Monique, née Jacob, qui sont la cible de centaines de coups de fil anonymes, menaçants et ricanants sur le statut de « bâtard » de Jacky, l’aîné que Monique a conçu avec un autre homme, et tente de pousser Albert au suicide en lui prédisant des catastrophes. Les quatre fils Villemin – Jacky, Michel, Jean-Marie et Gilbert, et leurs épouses – ont droit aux insultes des corbeaux. Car parfois, les destinataires des appels croient entendre un homme à la voix rauque, mais parfois il semble bien que ce soit une femme. Le gendarme Étienne Sesmat, qui enquêtera sur l’épilogue criminel de cette affaire, explique aux Jours que « le corbeau cherche à déstabiliser le chef de famille Albert et sa femme Monique, il leur envoie même les pompes funèbres. Il monte les gens les uns contre les autres, et sème la zizanie dans la famille, sur fond de jalousies, de secrets et de tensions. Mais il jalouse encore plus Jean-Marie ».
Le 30 novembre 1982, Albert Villemin reçoit 27 communications anonymes insupportables et porte plainte le lendemain pour « violences et voies de fait » à la gendarmerie. Mais l’enquête ne permet pas de débusquer le noir corbeau qui semble surveiller toutes les allées et venues dans la maison des grands-parents, comme s’il les épiait. Or, sur les hauteurs d’Aumontzey, avec vue imprenable sur le domicile des parents, habitent Michel avec son épouse Ginette, son cousin confident Bernard Laroche avec sa femme Marie-Ange, mais aussi son oncle maternel Marcel Jacob avec Jacqueline. L’intrus du village continue à sévir et inonde Albert Villemin de 17 appels le 26 janvier 1983. Et ça continue sur la ligne de Jean-Marie Villemin. Sur un millier d’appels, 800 ont visé les grands-parents qui tiennent un « registre du corbeau » où ils consignent toutes ses manifestations odieuses. Il prend souvent la défense du pauvre « bâtard » Jacky, « toujours mis de côté », qui a pourtant été reconnu par Albert, et parfois du marginal Michel, qui seraient tous deux maltraités. Il focalise sur le patriarche, important à l’usine textile qui a embauché trois de ses fils, et sur Jean-Marie, devenu cadre à la fabrique de pièces de voiture Autocoussin.
En ce printemps 1983, le corbeau trouve un autre moyen d’expression. Un premier mot anonyme sans enveloppe, découvert le 4 mars 1983 coincé dans les volets de la maison de Jean-Marie, indique froidement : « JE VOUS FEREZ VOTRE PEAU A LA FAMILLE VILLEMAIN. » Le gendarme Sesmat écrit dans son livre Les Deux Affaires Grégory que « le patronyme est écorché à dessein » pour faire croire qu’il n’en est pas un membre direct.
Les ultimes croassements du corbeau – avant de se taire pour cause d’écoutes téléphoniques – sont, le 24 avril 1983, pour Jean-Marie. Sur son téléphone professionnel, car sa ligne personnelle a changé et est désormais sur liste rouge. Apparemment, le malfaisant n’appartient pas au petit cercle d’initiés qui connaît le nouveau numéro. La voix mauvaise menace de brûler son beau pavillon, mais Jean-Marie le tacle : « Je m’en fous. » Alors, le trublion entend violer et tuer sa femme Christine, mais Jean-Marie fait mine de s’en moquer pour ne lui laisser aucune prise : « J’ai de l’argent, je trouverai une autre minette. » Enfin, le corbeau annonce qu’il s’attaquera à son fils Grégory : « Je m’en prendrai à ton mioche, ça te fera plus de mal… » Et ça fait mouche. Jean-Marie sort de ses gonds : « Espèce de fumier, n’essaie pas de toucher au gamin ou t’es un homme mort ! »
Je me suis vengé car je vois que tu rumines, tu ne te penderas peut-être pas mais je m’en fou car ma vangence est faite. Je te hais au point d’aller cracher sur ta tombe le jour où tu crèveras.
Les parents reçoivent une autre lettre postée de Bruyères le 27 avril avec les mêmes caractères typographiques en majuscules que sur le billet envoyé à Jean-Marie, qui apparaît encore plus ciblé par le corbeau : « Si vous voulez que je m’arrête je vous propose une solution. Vous ne devez plus fréquenter le chef, vous dever le considéré lui aussi comme un bâtard, le mettre de côté, par vous et ses frères et sœur. Si vous ne le faite pas, j’exécuterai mes menaces que j’ai fait au chef pour lui et sa petite famille. […] Il se consolera avec son argent. À vous de choisir. La vie ou la mort. » Certains mots ont été soulignés : « chef », « bâtard », « famille » et « mort ». Quelques jours plus tard, le 17 mai, un second courrier du même acabit parvient à Albert et Monique : « Je vois que rien à changer chez vous il y en a toujour que pour les mêmes. Et le chef vient toujour […] au tour du chef, du balaise, il peut arrêter de chier dans son slip, je ne veux pas lui faire de bobo au balaise de maman ni à sa pimbêche de gonzesse ni à son mioche. Jacky ne serai pa mieu estimer pour ça et il sera toujours considerer comme un bâtard, le pauvre mec – eh ! toi le vieux, tu en as prix un coup de vieux, tu m’as l’air bien malade. Eh oui le vieux, j’arrête et tu ne sauras jamai qui t’as fait chié pendant deux ans. Je me suis vengé car je vois que tu rumines, tu ne te penderas peut-être pas mais je m’en fou car ma vangence est faite. Je te hais au point d’aller cracher sur ta tombe le jour où tu crèveras. Jacky n’est peut être pas plus estimer mais je m’en fou je me suis venger. Ceci est ma dernière lettre et vous n’aurez plus aucune nouvelle de moi. vous vous demanderez qui j’étais mais vous ne trouverez jamai. » Enfin, l’auteur fait une allusion à Michel à la dernière ligne : « que le tout fou d’à côté arrête de frimer car il prend un coup de poing dans la gueule et il se sauve. ADIEU MES CHERS CONS. . L’enquêteur Sesmat remarque que « le corbeau s’emploie à commettre d’énormes fautes d’orthographe alors que des mots compliqués et des expressions recherchées sont rédigés correctement », telle la phrase à la Boris Vian, « Je te hais au point d’aller cracher sur ta tombe le jour où tu crèveras ». En tout cas, le corbeau tient sa promesse et semble se volatiliser de la vallée de la Vologne. Pendant plus de dix-huit mois, plus un signe. La famille Villemin respire enfin.
Hélas, l’oiseau de mauvais augure réapparaît mardi 16 octobre 1984 à 17 h 35, sur la ligne de Michel Villemin à Aumontzey et annonce de son habituelle voix rauque : « Je te téléphone car cela ne répond pas à côté. Je me suis vengé du chef et j’ai kidnappé son fils. Je l’ai étranglé et jeté dans la Vologne. Sa mère est en train de le chercher mais elle ne le retrouvera pas. Ma vengeance est faite. » Le corps de Grégory, 4 ans, est découvert le soir même, ligoté et noyé dans la rivière. Le lendemain, Jean-Marie Villemin reçoit la lettre de revendication du meurtrier : « J’espère que tu mourras de chagrin le chef. Ce n’est pas ton argent qui pourra te redonner ton fils. Voilà ma vengeance pauvre con. »