Depuis le jardin, les rayons de soleil de l’été s’invitent dans ce pavillon du Val-d’Oise. Des statuettes de Wonder Woman trônent sur le buffet du salon. On s’y sent bien. Tout chez Dominique est serein. Et tranche avec la violence du récit qu’elle s’apprête à livrer. « Il en a profité lors de la pose d’un stérilet, j’étais dans les vapes, débute-t-elle. Pourtant, j’avais confiance. Vous savez, la blouse blanche… » Cette quadragénaire affirme qu’au mois d’octobre 2013 un gynécologue, le docteur T., l’a violée à son cabinet de Domont, dans le Val-d’Oise. Elle raconte comment, terrassée par la douleur de l’intervention, elle s’est évanouie, puis s’est réveillée, nue sur la table d’examen, seule face à ce médecin penché sur elle : « Je ne voulais pas qu’il me caresse les seins, le ventre, poursuit-elle. Il a essuyé mes larmes. Puis il a introduit ses doigts. Il me faisait des bisous, me caressait le clitoris, la vulve. Je reperdais connaissance. J’étais comme en dehors de mon corps, tétanisée. Je me disais : “Non, ce n’est pas en train d’arriver. Il n’est quand même pas en train de me violer ?” »
À l’issue d’un calvaire de près de « cinquante minutes », Dominique sort du cabinet. Choquée, elle s’assoie dans la salle d’attente mal éclairée « pour récupérer [s]on corps », comme elle dit. « C’était apocalyptique, se remémore-t-elle. Et puis je me suis dit : “Rentre chez toi. Il y a ta fille, ton mari.” Je suis partie et je n’ai rien dit. Qui m’aurait cru ? J’étais jambes écartées devant un gynécologue… » Un an plus tard, Dominique apprend que le médecin fait l’objet d’une information judiciaire pour viol, ouverte par le parquet de Pontoise. Elle décide alors de tout raconter à la gendarmerie de Montmorency, chargée du dossier. « Vous n’êtes pas seule, Madame, lui glisse l’officier de police judiciaire. Ce que vous me dites là, je l’ai entendu des dizaines de fois. » Et pour cause, l’affaire se révèle hors norme.
Dans cette instruction ouverte en 2013, les chiffres donnent le tournis. D’après nos informations, 7 465 anciennes patientes du docteur T. ont été contactées et 251 auditionnées par les forces de l’ordre entre 2013 et 2016. Plus de 160 d’entre elles estiment avoir été victimes des agissements du gynécologue. Toutes n’ont cependant pas souhaité engager des poursuites. Elles sont 118 a avoir porté plainte, pour des agressions sexuelles et des viols commis lors d’examens médicaux, très majoritairement dans le cabinet de Domont. Certains faits, au nombre d’une trentaine, apparaissent toutefois prescrits au moment du dépôt de plainte. Depuis 2014, le docteur T. est ainsi mis en examen pour 75 viols et 14 agressions sexuelles par « personne abusant de l’autorité que lui confère ses fonctions ». Et ce sur 86 femmes, dont 29 se sont constituées parties civiles. Il encourt jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle. Désormais à la retraite, le praticien de 70 ans, présumé innocent, est actuellement libre, sous contrôle judiciaire, avec interdiction d’exercer la médecine. L’histoire a eu un bref écho médiatique en 2015, quand Le Parisien en a relaté les prémices, puis dans un reportage de TF1. Depuis, plus rien. Huit ans après ses débuts, cette instruction où trois magistrats se sont succédé n’est toujours pas terminée.
Alors que plusieurs plaintes pour viol visent depuis peu Émile Daraï, spécialiste de l’endométriose et chef de service gynécologique-obstétrique à l’hôpital Tenon à Paris, Les Jours font aujourd’hui la lumière sur cette autre affaire de violences sexuelles présumées perpétrées par un gynécologue. Et elle est vertigineuse. Nous avons eu accès en exclusivité à ce dossier fleuve et sommes allés, pendant plusieurs mois, à la rencontre de victimes, témoins, voisins, confrères. Si le docteur T. était reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés, ce serait la plus grave affaire connue à ce jour de violences sexuelles visant un gynécologue en France.
Je descends de la table et là, il me met une claque sur les fesses et me dit : “Vous êtes bien bronzée !” Je ne suis pas allée porter plainte, j’ai pris ça pour un geste déplacé. C’était une autre époque.
D’autant plus grave qu’elle signifierait que ce spécialiste serait passé à travers les filets de la justice à de multiples reprises. Quatre plaintes de patientes dénonçant des violences sexuelles ont été déposées contre lui : en 2005 (deux à quelques mois d’intervalle), puis en 2008 et en 2011. Toutes ont été classées sans suite par le parquet de Pontoise. Deux de ces plaintes ont été parallèlement portées devant le conseil départemental de l’ordre des médecins (CDOM) du Val-d’Oise, dont l’une est allée jusqu’à l’échelon national. Toutes rejetées. Il y avait pourtant des précédents : en 2000, le CDOM du Val-d’Oise avait lui-même engagé des poursuites contre le docteur T. à la suite de trois signalements de patientes pour des violences sexuelles. Rejetées aussi, par l’ordre régional cette fois.
Ainsi, si les plus anciens faits non prescrits datent de 2005, d’autres remonteraient à bien plus loin. Parmi les 118 plaintes, trois concernent des viols qui seraient survenus en 1991, 1995 et 1996. Une autre plaignante, Patricia, rapporte une agression sexuelle en 1987. Si cette sexagénaire se souvient aussi précisément de l’année, c’est qu’elle était enceinte de son deuxième enfant. « Il m’ausculte, je descends de la table et là, il me met une claque sur les fesses et me dit : “Vous êtes bien bronzée !”, relate-t-elle, effarée. Je ne suis pas allée porter plainte, j’ai pris ça pour un geste déplacé. C’était une autre époque. » Tous ces actes laissent craindre que le gynécologue de Domont ait sévi pendant plus de vingt ans.
Le docteur T. ne semble pas cibler de femmes en particulier. Les 118 ne se ressemblent pas, elles sont de tous âges, horizons sociaux et origines. Leurs témoignages en revanche dessinent un véritable modus operandi. L’homme, froid et distant lorsqu’il reçoit ses patientes, se transformerait durant l’examen médical. « Dès que j’ai commencé à me dévêtir, il est devenu souriant. Sa voix avait changé, elle était plus douce. Il semblait excité », précise l’une d’elles aux enquêteurs. « J’avais l’impression d’être une proie face à un prédateur », résume aux Jours une autre. Le docteur T. n’est pas souvent brutal au sens physique du terme. Au contraire, il est « trop doux » et se comporte « à la manière d’un amant », selon les mots de plaignantes. « Les victimes des agissements du docteur disent de lui [qu’il] met en confiance afin de mieux pouvoir abuser d’elles », écrivent en 2019 les gendarmes dans un procès-verbal. S’en suivraient alors des caresses appuyées sur le ventre, les cuisses, le pubis ou le clitoris et, parfois, des baisers sur les parties intimes. Dans la majorité des cas, ces femmes font état de pénétrations digitales, souvent sans gant, décrites comme de longs « va-et-vient » de « plusieurs minutes » de la part du praticien, qui paraît en extase. D’après elles, il ne s’agit pas d’actes médicaux ; ce seraient donc des viols. « Le sentiment d’avoir été “salie” est régulièrement mis en exergue par ces patientes », concluent les enquêteurs.
Le gynécologue, dont l’avocat n’a pas répondu à nos sollicitations, « dément formellement » ces accusations au fil d’interrogatoires consultés par Les Jours. Il se drape dans une pratique « plus douce » que celle de ses confrères. « À l’asiatique », dira-t-il même, en référence à ses origines vietnamiennes. Les caresses ? S’il en reconnaît certaines, elles ont, selon lui, été « mal interprétées » : c’était pour « détendre » ou « rassurer ». Et lorsque les magistrats le confrontent aux auditions de ses anciennes patientes, le docteur T. s’évertue à les réorienter sur le terrain médical. Pour lui, c’est une cabale. Ses accusatrices se seraient non seulement concertées mais auraient également été influencées par les forces de l’ordre.
« J’ai beaucoup de femmes qui me disent qu’elles ont été harcelées par les enquêteurs pour qu’elles déposent plainte », attaque-t-il devant la juge le 5 janvier 2021. « Soit ces patientes
Impossible, répètent les proches du septuagénaire entendus par les officiers. Tous décrivent cet homme marié et sans enfant comme « calme » et « bienveillant ». Son épouse, elle-même l’une de ses anciennes patientes, le défend mordicus lors de son audition et le considère « beaucoup trop respectueux des femmes » pour être coupable. L’enquête de personnalité diligentée en 2015 brosse le portrait d’un discret monsieur Tout-le-Monde. L’expertise psychologique, quant à elle, parle d’un homme « réservé, renfermé et secret », qui ne se remet jamais en question mais « indemne de toute pathologie mentale ». Dans son entourage proche, seul son dernier associé admet face aux enquêteurs avoir entendu des rumeurs. « C’était régulier au cours des années », précise ce gynécologue qui le côtoie depuis les années 1980.
C’est à cette époque que le docteur T. s’installe à Domont, tranquille banlieue de 15 000 habitants, sans histoire ni grands ensembles, à une heure de la capitale. Originaire du Viêtnam, ce fils de diplomate est le benjamin d’une fratrie de cinq enfants. À son arrivée en France, en 1968, il entreprend des études de médecine. Malgré des résultats médiocres, il s’oriente vers la gynécologie, fasciné par l’idée de « mettre des enfants au monde ». Ce qu’il ne fera pas beaucoup puisqu’il échoue six fois de suite à l’examen du certificat d’études spécialisées (CES) d’obstétrique et gynécologie médicale, jusqu’à ne plus être autorisé à le passer. « Simple » médecin en 1982, il est contraint d’enchaîner pendant cinq ans des contrats de remplacement à l’ancienne clinique obstétricale de Domont, seule alternative au CES pour exercer dans ce domaine prestigieux. Visiblement très déterminé à devenir gynécologue, il sollicite ensuite une reconnaissance de son expérience en la matière, sorte d’équivalence de diplôme. Après cinq refus, elle lui est finalement accordée en 1993. Enfin admis par ses pairs, le docteur T. quitte la clinique l’année suivante pour s’associer en libéral avec deux confrères dans un cabinet, près de la gare de Domont. Celui-là même où il exercera jusqu’à sa mise en examen, vingt ans plus tard.
« À la clinique, c’était différent, il y avait plus de monde. Il s’est vraiment lâché à partir du cabinet, pense Samia, 55 ans, partie civile. Dès les premières fois là-bas, j’ai trouvé qu’il y avait un souci. On était nue à chaque consultation. Il avait accès à nous, je le ressentais collé à moi, entre mes jambes. Il me pénétrait avec ses doigts. C’était vraiment horrible, il m’est arrivé de rentrer et de me doucher directement. » Samia l’a consulté plusieurs fois pendant plusieurs années, car, dit-elle, le docteur T. avait la particularité d’être rapidement disponible quand ses associés, eux, affichaient plusieurs semaines d’attente. Nombre d’anciennes patientes confirment cet élément loin d’être anodin : en France, le délai moyen d’obtention d’un rendez-vous chez un gynécologue est d’un mois et demi.
Le docteur T. développe ainsi deux types de patientèle. L’une, établie et fidèle, n’a pour partie rien à lui reprocher, voire l’apprécie, selon l’enquête. L’autre, plus ponctuelle, est constituée de femmes de tous âges, de Domont et ses alentours, récemment installées et qui ne le connaissent pas, ou bien suivies par ses associés indisponibles pour un rendez-vous rapide. Celles qui l’accusent aujourd’hui appartiennent majoritairement à la seconde catégorie. Elles expliquent s’être retrouvées piégées dans une sorte de dépendance médicale due à un besoin de contraceptif, une IVG ou encore une pathologie nécessitant des consultations répétées ou urgentes.
Patricia est retournée le voir, raconte-t-elle, vingt-et-un ans après son agression de 1987, contrainte par une douleur pressante. Au téléphone, on lui annonce que seul le docteur T. peut la recevoir du jour au lendemain. Elle s’y résout, espérant qu’il a « changé » à la faveur de l’âge. Il n’en est rien, assure-t-elle. Le praticien lui aurait imposé une « rééducation du périnée » de plusieurs minutes avec ses doigts. Des « va-et-vient » sans aucun rapport avec le motif de sa consultation. « J’étais abasourdie, on ne fait pas ça à une femme de 55 ans », s’indigne-t-elle. Patricia n’en parle à personne, mais lorsque les forces de l’ordre l’appellent six ans plus tard, elle fait le lien « dans la seconde » : « Je me suis dit : “OK, c’est donc bien un pervers.” Je n’affabulais pas, ce n’était quand même pas des gestes normaux. »
Je n’avais pas assimilé ça à un viol. Pour moi, il fallait qu’il y ait de la contrainte ou de la violence. En fait non : une pénétration dans ces conditions, c’est un viol.
Pendant des années, ces femmes ont vécu seules avec leurs traumatismes. Bien que convaincues que le docteur T. avait largement outrepassé sa fonction, il leur était impossible de caractériser « ce malaise », « ce dégoût ». Comment un médecin pourrait-il agir ainsi ? Pour Ève, 45 ans, « ce sont les gendarmes qui ont posé les mots ». Quand ils la joignent en 2014, ses souvenirs l’assaillent. « Je savais qu’il s’était passé quelque chose, mais je n’avais pas assimilé ça à un viol. Pour moi, il fallait qu’il y ait de la contrainte ou de la violence. En fait non : une pénétration dans ces conditions, c’est un viol. » Aujourd’hui, Ève s’en veut d’être allée le voir par trois fois. Mais à cette époque, elle consulte afin de comprendre pourquoi elle ne tombe pas enceinte. « Je voulais tellement avoir un enfant, j’y suis retournée, il en a profité… »
Persuadée que son témoignage ne pèserait rien face à un gynécologue, Amélie non plus n’a rien dit. À la suite d’une consultation avec le docteur T., elle plonge dans une profonde dépression. « Mes proches n’ont pas compris, je ne parlais pas. Ça a duré des années. » S’ensuit « une descente aux enfers » qui fragilise son mariage, son emploi, sa santé. « J’ai eu une prise de poids conséquente parce que je ne voulais plus ressembler à rien, pour ne plus plaire à personne, retrace-t-elle la voix nouée. Avant, j’étais sociable et souriante. Aujourd’hui, je suis méfiante et quasiment misanthrope, je me suis isolée. Ça fait des années que je ne suis pas allée voir un gynécologue. » Quand les enquêteurs la contactent, Amélie s’écroule. Sa parole va enfin être recueillie et entendue. Mais cette libération, pour elle comme pour les autres, s’accompagne vite d’une autre épreuve. Celle d’une instruction qui s’embourbe.