Des ordres hurlés en allemand. Un tambour martial qui tord le ventre. Toutes ceintes de noir, les huit jeunes femmes marchent au pas de l’oie, le corps parfaitement rectiligne, la jambe levée haut, la main ferme. Elles plongent d’un seul et même mouvement. Des bras jaillissent de l’eau, tendus ; des pieds aussi, tendus. Crevant la surface, une pyramide humaine s’élève, qui porte à sa tête une nageuse torse en avant, évoquant l’ascension du Führer. Les sombres percussions résonnent dans la piscine. Une voix sépulcrale s’élève : « Geien sei in shvarze Raien ». C’est du yiddish, c’est la chanteuse Sarah Gorby et cette « berceuse tragique » enregistrée sur son album de 1962, Les chants du ghetto. Maintenant sept des huit nageuses forment une ligne et la dernière les trie : toi à droite, toi à gauche, la mort tout de suite ou la mort plus tard. À peine croyable et pourtant. Pourtant c’est bel et bien la chorégraphie de l’équipe de France de natation synchronisée qui va, en ce printemps 1996, concourir aux Jeux olympiques d’Atlanta avec ce programme libre sur le thème de la déportation.
« C’était un ballet magnifique qu’on nageait avec nos cœurs, se souvient Éva Riffet, l’une des huit nageuses, interrogée par Les Jours. J’avais des frissons en nageant. » Mais ce ballet-là, sur ce thème-là, l’équipe de France ne l’a finalement pas défendu à Atlanta : cinq semaines seulement avant, le ministre des Sports de l’époque, Guy Drut, l’a interdit.