Les membres de l’équipe des Jours s’envoient des mails : comment travailler ? Que faire ? Quelles propositions journalistiques ? Je suis incapable de répondre. Je n’arrive pas à réfléchir, je n’ai aucun réflexe, aucune idée. Je me tais. Le dimanche, je leur écris un mail.
Objet : Désolée.
Je suis défaite. Je suis une défaite.
Je veux changer de quartier, de ville, de métier, de vie. Vendredi soir j’étais une carte de presse planquée avec ses enfants dans les bras qui entendait les tirs du boulevard et n’osait pas regarder par la fenêtre.
Ce dimanche, on n’entend pas un bruit, les rues autour de chez moi sont bouclées et vides.
Je ne crois plus à l’utilité du journalisme. J’envie votre robustesse et votre détermination, je suis incapable de penser.
Le voisin chez qui je me suis réfugiée samedi pour ne pas être seule réclamait un Patriot Act à la française, la fermeture des frontières et l’expulsion des individus radicalisés. Je n’ai même pas eu la force de discuter.
La régression de notre société et l’abaissement de notre morale n’est pas une menace, on y est. Et j’y participe, en ayant peur, en me sentant démunie, écrasée. Ce n’est pas seulement une histoire d’absence de courage personnel, c’est aussi que je ne crois pas à ce que collectivement nous pourrons construire à partir de là, je ne vois pas.
Mon fils m’a demandé si notre quartier allait encore être attaqué, je n’ai pas su lui répondre. Il pense déjà à la prochaine fois. Dans notre rue, ou ailleurs, ce sera toujours chez nous, dans nos vies.
Demain, mes enfants retournent à l’école. Ils ne pourront pas prendre le chemin habituel, et tant mieux, sur le trottoir, derrière les barrières gardées par la police, il y a encore du sang, une trace de cadavre marquée à la craie et aussi une paire de baskets oubliées sur le bitume.
Quant à moi, je ne sais pas comment reprendre le chemin vers ma vie, vers les Jours.
Je décide d’aller me promener. La lumière d’automne est belle. Je tombe sur Sandrine, une copine du quartier. Elle était partie s’aérer. Elle aussi habite à côté du Bataclan, sur le même trottoir, à quelques numéros d’écart. Elle décide de m’accompagner. Elle n’a pas envie de rentrer chez elle.
Passé les barrages, je suis stupéfaite du monde. Des gens en chair et en os boivent, pour de vrai, des cafés en terrasse, se baladent à proximité des quartiers meurtris. Ils font fi des menaces. Aujourd’hui, et peut être encore dans les jours qui viennent, la déambulation est un acte politique, tout comme le verre au bistrot. Je suis en terrasse
, proclament-ils. Aujourd’hui, je suis incapable d’être des leurs.
Le problème avec la peur, c’est qu’elle développe l’imagination. C’est d’abord une sensation physique, localisée dans le ventre et dure à déloger. Mais c’est aussi une acuité inédite et encombrante qui multiplie les scénarios, élabore impitoyablement de nouvelles hypothèses. En ce qui me concerne, cela se fait à mon corps défendant et contre ma volonté.
Depuis vendredi, je pense à cette tribune de l’écrivain israélien David Grossman qui avait été traduite et publiée dans Libération après Charlie :
Les citoyens des nations européennes commencent à comprendre ce que le terrorisme islamiste est susceptible de provoquer dans leur vie quotidienne. Sans doute, tous n’osent pas se l’avouer à eux-mêmes, et les rassemblements de masse (si impressionnants à bien des égards) les rassurent, mais, en leur for intérieur, ils sentent que la réalité inédite instaurée par les terroristes commence à se frayer un chemin en eux.
Je ne parle pas, ici, des fouilles interminables à l’entrée des cinémas, des restaurants, des stades ou des aéroports. Des embouteillages monstres suscités par la découverte d’un objet suspect. De ces dizaines d’embarras et d’inconvénients de la vie quotidienne.
J’évoque les phénomènes qui, dans une existence sous la menace du terrorisme, déforment l’être humain et la société tout entière. La nécessité d’être sans cesse sur ses gardes. Se montrer méfiant à tout moment. Considérer que, sous le tableau de la routine et de la quiétude, se dissimule un double fond.
Je parle de la peur. La peur devant le connu et devant l’inconnu.
De la conscience qu’on est incapable de protéger nos êtres les plus chers contre l’arbitraire aveugle de la terreur.
Et qu’on s’habitue, avec une apathie résignée, aux mesures de sécurité de plus en plus draconiennes et extrêmes après chaque attentat.
Et je parle du fait qu’on apprend à opérer un « profilage » rapide, instinctif, du passant qui avance à notre rencontre dans la rue, de quiconque se trouve dans notre espace physique, d’évaluer d’un coup d’œil le degré de danger qu’il recèle selon la couleur de sa peau, ses habits, son accent. De découvrir à quel point il est difficile de résister à un mode de pensée raciste dans un climat de terreur. Et que, si l’on appartient à l’un de ces groupes ethniques « suspects », on prend une conscience de l’offense infligée aux suspects aussi bien a priori qu’à posteriori, encore plus douloureuse et humiliante que celle qu’on éprouvait jusque-là.
Car la véritable puissance destructrice du terrorisme réside, en fin de compte, dans le fait qu’il confronte l’être humain au mal qui se tapit en lui-même, à ce qu’il y a de plus bas, de bestial et de chaotique en soi.
Dimanche en fin de journée, je suis au téléphone avec ma sœur, postée devant mes fenêtres.