Dure semaine pour le député La République en marche (LREM) Florian Bachelier. Lorsqu’il confie, le 5 novembre, au Journal du Dimanche, ses projets pour réduire les dépenses de l’Assemblée nationale, il ne mesure pas encore les protestations à venir de la part de ses collègues parlementaires. François de Rugy, président de l’Assemblée, en particulier, n’a pas apprécié de ne pas avoir été consulté avant la sortie médiatique de son premier questeur. Cet ancien avocat d’affaires pendant plus de dix ans au sein du cabinet Avoxa, à Rennes, en est à son premier mandat au Palais-Bourbon, à l’image de toute une génération de nouveaux élus, peu « politique », très orientée business et donc familière des lobbies. Dans la foulée de sa victoire aux législatives en juin dernier, il a aussi été élu par ses pairs à la tête de la questure. Il gère donc le budget de l’Assemblée nationale et toutes ses dépenses de fonctionnement. Le poste est hautement stratégique, qui consiste à avoir la main sur plus de 500 millions d’euros tous les ans.
Cette fonction est assortie d’un certain nombre d’avantages, notamment celui d’habiter au sein même de l’Assemblée, à l’Hôtel de la questure. Chaque questeur y dispose d’un appartement de 400 mètres carrés, avec des salons privatifs qu’il ou elle peut mettre à disposition pour organiser des réceptions, forcément prestigieuses, à l’abri des regards. Selon un document que Les Jours ont pu se procurer, Florian Bachelier a consulté la déontologue de l’Assemblée nationale, par mail, le 4 octobre dernier, à propos de la tenue d’une soirée qui serait organisée par l’entreprise GwenneG, précisément à l’Hôtel de la questure. Cette soirée prévoyait de réunir des « entrepreneurs et acteurs du monde économique de la région Bretagne », apprend-on dans le courrier de réponse de la déontologue de l’Assemblée nationale, Agnès Roblot-Troizier.
Ce document confidentiel relate un cas d’école : une entreprise privée peut-elle tenir salon dans l’enceinte de l’Assemblée nationale ? Le lieu est particulièrement prisé par les lobbies en tous genres, puisque la loi y est votée quotidiennement. La société GwenneG n’est pas un lobby en elle-même. GwenneG (« petits sous », en breton) est une plateforme de crowdfunding, à l’image de KissKissBankBank ou d’Ulule, installée à Rennes, qui finance des entreprises exclusivement bretonnes. Député de la 8e circonscription d’Ille-et-Vilaine, Florian Bachelier ne perd pas de vue que ses électeurs se trouvent en Bretagne… Mais le caractère régional de la soirée envisagée, tout comme le rassemblement de plusieurs entreprises au cours de l’événement, ouvrirait grand les portes de l’Assemblée à des intérêts privés.
Dans son courrier, la déontologue émet en effet de nombreuses réserves. Elle commence par rappeler une règle simple : selon le Code de bonne conduite applicable aux représentants d’intérêts, il est interdit aux lobbies d’utiliser les locaux de l’Assemblée nationale, notamment les appartements des questeurs, « pour des événements liés à la promotion des intérêts ». La déontologue incite donc le député à jeter un œil très attentif à la liste des invités de cette hypothétique soirée. Et à vérifier qu’aucun d’entre eux n’est inscrit sur le registre tenu par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), où, depuis le 1er juillet 2017 et la loi Sapin 2, doivent désormais se déclarer tous les lobbies actifs à l’Assemblée nationale. La suggestion s’avérerait dans les faits assez difficile à mettre en œuvre puisque, selon les derniers décomptes, moins de 200 lobbies y étaient inscrits au début du mois, et environ 500 attendaient d’être intégrés…
Les réserves de la déontologue ne s’arrêtent pas là. Elle rappelle une autre condition : l’absence, pendant cette soirée, de toute « démarche publicitaire » ou « commerciale » visant à « promouvoir des intérêts privés ». Mais comment vérifier qu’aucun invité ne fera sa promotion ? Quelle instance à l’Assemblée serait en mesure, ce soir-là, d’effectuer un tel contrôle si la sauterie devait bien avoir lieu ? À notre connaissance, aucune. Les frais de traiteur, précise encore le courrier, ne peuvent être pris en charge par GwenneG – ce qu’elle envisageait clairement. Au député de s’en acquitter, rappelle la déontologue. Non sans l’avoir, au préalable, mis en garde contre « ce type de réunions qui peuvent conduire les parlementaires en situation de conflits d’intérêts ». La déontologue rappelle aussi que les élus devraient toujours agir « dans le sens de l’intérêt général et en toute indépendance ».
Nous attendons un retour sur l’organisation de cet événement. Avant cela, nous ne communiquons pas.
Contacté à plusieurs reprises, Florian Bachelier a préféré, dans un premier temps, laisser son équipe répondre pour lui. « À la suite du courrier de la déontologue, il a renoncé à cette soirée. Elle exprimait des doutes, nous avons choisi de les écouter », a fini par nous déclarer l’un de ses attachés parlementaires. Sauf que, la veille, l’entreprise GwenneG ne semblait pas au courant de cette décision. Joint lui aussi par téléphone, son président et fondateur Karim Essemiani, déclarait : « Nous attendons un retour sur l’organisation de cet événement. Avant cela, nous ne communiquons pas. » En refusant de donner des explications supplémentaires sur la soirée.
Florian Bachelier et Karim Essemiani se connaissent bien. Lorsqu’on consulte la déclaration d’intérêts du député sur le site de la HATVP, on peut y lire que Florian Bachelier détient des parts dans la société Breizhfunding, dont il fut même le président jusqu’à son élection. Breizhfunding y est présentée comme une holding « regroupant des chefs d’entreprise » et « ayant une participation dans GwenneG ». Florian Bachelier est donc bien intéressé lui-même à la promotion de la plateforme bretonne, pour laquelle il a envisagé d’ouvrir les portes de l’Hôtel de la questure. Cette situation de conflit d’intérêts semble, étrangement, avoir échappé à la déontologue, qui n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Le député, très accaparé par les polémiques en cours sur le train de vie de l’Assemblée, a finalement accepté de s’expliquer. « Il n’a jamais été question d’organiser la moindre opération de lobbying à la questure. Il s’agissait simplement de faire se rencontrer des parlementaires, des institutionnels, comme la Caisse des dépôts qui a investi dans GwenneG, avec des entreprises de l’écosystème breton que je connais bien. C’est toujours intéressant que les gens se parlent », plaide le député qui évoque un cadre « amical ». Il insiste aussi sur le fait que sa participation dans la holding Breizhfunding, à hauteur de 1 000 euros, ne lui apporte « aucun dividende ». « Après mon élection, j’ai démissionné de toutes mes autres fonctions, comme la présidence de Breizhfunding. Je n’y étais pas légalement obligé mais c’était un engagement de campagne. Je voulais me consacrer pleinement à mon mandat », souligne-t-il également.
Difficile, pourtant, de ne pas mélanger les genres dans ces zones grises (et dans les murs de l’Assemblée) où les limites sont vite franchies. Le contrôle des lobbies et des conflits d’intérêts comporte encore de nombreux trous dans la raquette de l’Assemblée, en dépit des nouvelles règles. Le lobbying fait pourtant partie de la culture des nouveaux députés LREM, souvent issus du monde économique – de la « société civile », aiment-ils dire. L’ex-directeur de cabinet de Florian Bachelier, parti au début du mois pour « raisons personnelles », avait ainsi travaillé pendant cinq ans au sein du cabinet Boury, Tallon & associés avant de monter sa propre agence de lobbying à Rennes. La communication fait aussi partie de leurs réflexes, ainsi que l’a montré le député dans un dossier de presse en forme de plaquette autopromotionnelle, très critiqué – mis en ligne sur une plateforme, il a été retiré ce jeudi à la mi-journée, mais l’essentiel est à retrouver ici. Ces néodéputés méritent bien qu’on s’y intéresse : rendez-vous dans le prochain épisode.