Dans le hall gris de l’hôtel de police de Lille, mardi 22 mai, le gardien de la paix Dominique N. appelle le numéro 42. Un homme de 37 ans, calme et baraqué, lève la tête. Le policier l’invite à le suivre « dans le bureau du fond », lui demande de fermer la porte et l’installe face à lui. Le fonctionnaire plaisante facilement, le plaignant semble détendu. Il ne veut pas dramatiser ce qui lui arrive.
« Je vous écoute. C’est pour quoi ?
Une main courante pour menaces.
Qui vous menace ?
Une connaissance de longue date. »
Les doigts sur le clavier de l’ordinateur, le gardien de la paix démarre à haute voix son autodictée : « Constatons que se présente à nous monsieur… » Il note au fur et à mesure, laissant son interlocuteur mettre en ordre son récit et apporter des précisions. Il y a « trois ou quatre ans », le plaignant a entretenu une relation avec une femme qui s’était brièvement séparée de son compagnon. Ils ont récemment repris contact par SMS car, de nouveau, « son couple n’allait plus très bien ». Le policier l’aide à trouver ses mots en même temps qu’il tape.
« “Je lui ai alors conseillé de quitter son…” Ils sont mariés ?
Non.
Concubins ?
Même pas.
Son petit ami, alors. Je lui ai conseillé de quitter son petit ami. Cependant monsieur X a découvert nos échanges. »
Écris encore un seul message à [ma compagne] et je te promets que je t’enterre de mes mains. Tu es prévenu.
Le compagnon offensé l’appelle huit fois en vingt minutes, lui laisse un message vocal – « Si t’as des couilles, tu rappelles, on se voit ce soir » –, demande à ses amis Facebook de lui dire « où cet enculé habite ». Le policier résume. « Il m’a menacé de m’attraper et de me frapper, c’est ça en gros ? — De m’éclater la tête, oui. » Le lendemain, dernier texto : « Écris encore un seul message à [ma compagne] et je te promets que je t’enterre de mes mains. Tu es prévenu. » Sans paraître vraiment effrayé, le plaignant a préféré passer au commissariat pour « [se] couvrir s’il arrive quelque chose ». Le gardien de la paix approuve : les faits lui paraissent « un peu légers » pour une plainte, mais il pourra revenir « si cette personne réitère ses menaces de mort » ou « appelle tous les jours pendant une semaine ». Le temps de relire sa main courante, l’homme menacé repart satisfait, une copie tamponnée en poche.
Lorsque Les Jours ont pensé consacrer une série aux mains courantes, un policier nous a encouragés à aller sonder ces « petites mines d’or ». Ces registres policiers, généralisés au cours de la IIIe République, se présentaient autrefois comme de grands cahiers manuscrits, où chaque jour était séparé par un trait. Les mains courantes sont informatisées depuis la fin du XXe siècle. Elles gardent trace des signalements mais aussi de toutes les interventions des patrouilles, permettant ainsi d’alimenter les statistiques sur l’activité policière. Tantôt anodines et tantôt bouleversantes, pathétiques ou amusantes, les dépositions sont aussi révélatrices de l’activité quotidienne d’un commissariat que des préoccupations de ceux qui viennent y faire consigner leurs doléances. Les mains courantes sont en quelque sorte des « infraplaintes » : faute d’une infraction pénale caractérisée, elles servent à garder la trace d’événements signalés par des particuliers. Une main courante peut donner lieu à une plainte ultérieure si les faits dénoncés se répètent ou s’aggravent, voire servir à une enquête judiciaire, même si la plupart ne vont pas jusque-là.
En théorie, la frontière entre main courante et plainte est bien délimitée. La première relate des faits qui ne suffisent pas, en eux-mêmes, à déclencher des poursuites judiciaires. D’après les policiers rencontrés, il s’agit très souvent d’événements survenus en cas de conflits entre conjoints ou ex-conjoints (abandon du domicile conjugal, insultes ou menaces, différends autour de la garde des enfants après le divorce). La plainte est réservée aux dénonciations de délits et de crimes (cambriolage, violences physiques, harcèlement, viol, etc.). C’est bien entendu plus compliqué dans la réalité. Certaines victimes, réticentes à l’idée de mettre en branle la machine judiciaire, refusent de porter plainte alors que les faits le justifieraient. D’autres exigent de le faire, même pour des faits mineurs. Dans certains cas, l’arbitrage entre plainte et main courante est donc le résultat d’une négociation. L’évolution des mœurs, des consignes et des habitudes policières explique parfois qu’une déposition se retrouve dans l’une ou l’autre de ces catégories.
Selon les termes de notre accord, le service de communication de la police nationale nous enverra, tous les quinze jours, un échantillon d’une douzaine de mains courantes, portant sur tous types de faits et anonymisées. La police n’envisageant pas de laisser des journalistes faire des recherches dans ses ordinateurs – ou dans ses classeurs, pour la version papier –, ce filtrage était une condition sine qua non. Nous publierons les mains courantes telles quelles, comme des « brèves de commissariat », avec leur vocabulaire si spécifique, en corrigeant simplement les fautes d’orthographe et de frappe. Au préalable, pour observer de quelle manière les fonctionnaires font le tri et recueillent la parole des particuliers, nous avons été autorisés à passer une journée à l’hôtel de police de Lille.
Là-bas, qu’ils viennent déposer plainte ou faire une main courante, les usagers suivent tous le même chemin balisé. Ils poussent la porte d’entrée vitrée, s’arrêtent dans un sas, montrent le contenu de leur sac à un policier en uniforme équipé d’un scanner à main. Au guichet d’accueil, ils donnent le motif de leur venue et se voient attribuer un numéro. Ils patientent ensuite au rez-de-chaussée, dans le hall d’entrée ou le vestibule attenant. Le jour de notre reportage, une vingtaine de personnes attendaient simultanément, jusqu’à ce qu’on vienne les chercher par ordre d’arrivée pour les conduire dans l’un des bureaux en enfilade. Dans le même couloir se trouvent ceux du psy, de l’intervenant social et de l’association d’aide aux victimes.
Les fonctionnaires chargés de prendre les dépositions travaillent tous au service des plaintes. Leur journée de travail – onze heures d’affilée – est entièrement consacrée à recevoir du public. Ce jour-là, ils sont trois, dont le gardien de la paix Dominique N., dix-huit ans de police derrière lui et affecté à Lille depuis un an. « Je suis plutôt cool avec les gens, je vais vite et ils m’aiment bien. » Pour lui, les seuls conflits autour des mains courantes surviennent quand une personne veut absolument porter plainte alors qu’il n’existe pas « de motif pénal ». Si Dominique N. comprend que ces plaignants ne soient « pas contents » – « ils réfléchissent en tant que victimes, nous en tant que procéduriers » –, il veut éviter que « la machine judiciaire s’enraye à cause de plaintes bidon ». La plupart du temps, une discussion suffit à désamorcer la situation. « Je leur explique que derrière il y a des gens qui travaillent, qui doivent convoquer l’autre personne. Qu’il faut blinder leur plainte, comme une demande de logement. S’il leur manque une pièce, je leur donne rendez-vous le lendemain. Et comme ils ont déjà attendu, je leur dis de venir me voir directement. »
Un peu plus tôt, on a pourtant vu une dame au visage buriné sortir furax de son bureau, en lançant à la cantonade que c’était un scandale. « On la connaît, elle vient tout le temps », explique le gardien de la paix. En général pour se plaindre du copain de sa fille. « Elle voulait déposer plainte contre lui pour des insultes, mais les messages qu’elle m’a montrés ne correspondaient pas à son récit. Je lui ai proposé de faire une main courante. Elle n’acceptait pas ma réponse. » La dame est repartie fâchée.
Chaque agent a sa propre façon de recevoir et ses habitudes de prise de notes. Dans le bureau d’en face, un gardien de la paix de 38 ans (prénommé lui aussi Dominique) noircit des feuilles A4 blanches au stylo, avant de mettre au propre la main courante sur son ordinateur. Des stores rouges confèrent une certaine intimité à son bureau modestement meublé – chaises colorées, armoire, poubelle, cafetière, calendrier 2018 et tableau blanc. Il écoute sans l’interrompre une femme blonde aux yeux bleus, habillée d’une chemise à carreaux, deux petites filles de 8 et 10 ans sur les genoux. Le grand-père des enfants est également présent à ses côtés.
Comme souvent, cette main courante sert à acter par écrit les accrochages d’un couple divorcé. La plaignante et son ex-mari ont entamé une médiation au tribunal, mais toute discussion entre eux semble impossible. La jeune femme explique que son ex « ne veut rien savoir », surtout depuis qu’elle s’est remise en couple. « J’ai beau me plier en quatre depuis le divorce… Ça devient un truc de fou. Il est tellement habitué à ce que j’essaie de l’arranger que quand je lui dis non il comprend pas. » Dans un flot de paroles, elle enchaîne les exemples, les reproches. « Il m’a dit qu’il irait pas chercher les filles parce qu’il finissait le travail à 22 heures, sans s’excuser. Dès qu’il les a le week-end, il les met pas à l’école le samedi. Il dit que je suis une mauvaise mère. Il les a emmenées à une asso de défense des papas parce qu’il se considère comme une victime. »
C’était un guet-apens pour me faire sortir de la maison et de mes gonds devant un témoin.
Le gardien de la paix écoute, note, laisse la plaignante en venir progressivement aux faits : le « climat d’insécurité » créé par son ex-mari, sa « peur pour l’équilibre mental de [ses] filles ». Quelques jours plus tôt, l’homme a « fait un esclandre » en venant récupérer les enfants chez leur grand-père. « Un guet-apens, selon la plaignante, pour me faire sortir de la maison et de mes gonds devant un témoin, caché dans la voiture. » L’histoire est confuse, on comprend que l’ex-mari accuse ensuite le grand-père de l’avoir menacé avec un couteau. Celui-ci dément. « Il raconte à tout le monde que j’ai voulu l’agresser, mais je ne vais pas prendre des couteaux devant les enfants. » Après quelques secondes de silence, il reprend la parole.
« C’est vrai que j’ai haussé le ton, quand même.
Oui, j’ai compris.
Fallait que ça s’arrête, parce que… pfffffff.
Nous sommes humains. »
Le policier fait craquer ses doigts et tourne l’écran de l’ordinateur vers les plaignants. « Je vous laisse relire tranquillement ce que j’ai écrit, pour voir si je ne me suis pas trompé et si vous voulez ajouter ou changer quelque chose. » Il propose de les orienter vers le juriste chargé de l’aide aux victimes et l’intervenant social. « Merci, c’est gentil », répond la dame. Un autre policier débarque dans le bureau. « Tu l’as pris, monsieur X, pour le vol de VL [véhicule léger, ndlr] ? — Oui oui, je l’ai fait. »
Dominique est arrivé à Lille en septembre, avec dix ans d’expérience dans la police. Il exerçait auparavant en Seine-Saint-Denis, dans une brigade chargée des accidents de la circulation et des délits routiers. « Au service des plaintes, je touche à tout. » La veille, il a pris quatorze plaintes dans la journée et seulement une main courante. Le gardien de la paix voit cet outil comme un recours pour « ceux qui ne sont pas encore prêts à aller plus loin » et tiennent à formuler « un avertissement, avant de passer au dépôt de plainte ». Avant de le quitter, la dame répond à une dernière question de sa fille : « Je sais pas si on va être tranquilles avec papa, chérie. — Jamais ? — Je sais pas. »
Faut qu’il dise : “Je vais te tuer.” Sinon ça veut tout et rien dire.
Dans le bureau d’à côté, du lierre artificiel court sur l’armoire. L’écran d’ordinateur est rehaussé par les Pages blanches du Nord, édition 2010. Le troisième gardien de la paix, plus âgé et plus bourru que ses collègues, tape sur son clavier avec deux doigts. Il enregistre la main courante d’un jeune homme en survêtement qui a perdu son permis tunisien à Paris. Puis celle d’un autre, accompagné de son épouse, qui a égaré son portefeuille. « Je revenais d’un anniversaire, j’avais un peu picolé, je pense l’avoir laissé sur un distributeur puisque j’ai encore ma carte bleue. » Le suivant sur la liste est un agent de surveillance de la voie publique qui aurait rêvé de devenir flic. Le trentenaire, en jogging et baskets Nike, se plaint de menaces de mort de la part de son ex-beau-père. Sa main courante se transforme finalement en plainte.
« Vous avez des preuves ?
Non, c’est par téléphone.
Des dates, des heures ?
Hier, j’ai reçu un coup de téléphone à 18 h 40.
Mmmmmmh. Qu’est-ce qu’il a dit ?
“Je vais monter, je vais m’occuper de ton cas.”
Faut qu’il dise : “Je vais te tuer.” Sinon ça veut tout et rien dire.
Non, mais il m’a vraiment dit ça : “Je vais te buter, je vais t’envoyer des gens.”
Pièce d’identité. C’est quand qu’il a dit ça ?
Tout à l’heure. Vers 13 heures. Ça a commencé il y a une semaine.
Pourquoi il vous appelle, le beau-père ?
Il veut récupérer les affaires à sa fille.
Vous êtes pas encore divorcés ?
Officiellement non. On s’est séparés en janvier. »
Dans la matinée, une femme brune avait franchi la porte du même bureau, en faisant pivoter une poussette pleine de dépliants récoltés dans le hall du commissariat. Elle est accompagnée de sa mère, hispanophone, et de ses deux jeunes enfants. Le garçon et la fille jouent à mettre les doigts dans les prises dès qu’elle a le dos tourné. Pour la troisième fois, on a dégradé sa boîte aux lettres. « C’est quoi, c’est des jeunes qui traînent ? », demande le policier bourru. Possible, elle ne sait pas. « On va aller à l’accueil », conclut l’agent en ouvrant la porte. « Non, j’ai pas fini », proteste la dame, qui veut aussi rapporter une « altercation » avec le père de ses enfants autour d’une sombre histoire de médicaments pas donnés. Elle a enregistré l’engueulade sur un dictaphone et fait écouter au policier. « Il a fait des gestes menaçants », ajoute-t-elle. La « troisième chose » est plus délicate à évoquer, c’est peut-être pour ça qu’elle l’a gardée pour la fin. De retour de chez son père, son fils s’est plaint que quelqu’un « lui avait mis des doigts dans les fesses ». « Au commissariat, on nous a dit qu’il faudrait voir avec la brigade des mineurs à Lille », explique-t-elle. Le gardien de la paix l’accompagne à l’accueil, pour voir avec ses collègues quelle suite donner à cette affaire. Certainement pas une main courante, comme celles que nous publierons à partir de ce mardi.