C’est un rustre, un maraud ou pire : un nuisible ! Voilà vingt ans que, sans y avoir été convié, le moustique tigre s’est installé en métropole, dans les Alpes-Maritimes exactement, en provenance d’Asie du Sud-Est. Aedes albopictus faisant partie des dix espèces les plus invasives au monde, il s’est ensuite implanté progressivement sur une grande partie du territoire, au point de nous piquer aujourd’hui dans au moins 78 départements métropolitains sur 96, estime le ministère de la Santé. Notre agence nationale Santé publique France suit aussi de près ce moustique rayé et ce n’est pas seulement parce que sa femelle nous pourrit l’apéro
Car la présence désormais étendue d’Aedes albopictus coïncide avec une épidémie de dengue massive au Brésil et aux Antilles. Logiquement, le nombre de « cas importés » depuis ces zones jusqu’à l’Hexagone explose, explique aux Jours Johanna Fite, chargée de mission « vecteurs et lutte antivectorielle » à l’Anses (Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) : « La surveillance renforcée des cas démarre au 1er mai et se termine au 30 novembre. Dès le 15 mai, on avait déjà recensé plus que 2 000 cas importés, c’est-à-dire davantage que pendant toute la période de surveillance de 2023 qui constituait déjà un record. » Or chaque cas de dengue importé depuis ces zones constitue un risque supplémentaire de voir la maladie prospérer : si les moustiques tigres bien de chez nous piquent une personne infectée par le virus, ils iront ensuite le transmettre à des sujets sains.
En 2023, le nombre de cas dits « autochtones » est resté relativement peu élevé : à peine une cinquantaine. C’est plutôt rassurant, non ? Eh bien non. Si ce nombre est resté faible, explique Johanna Fite, c’est tout simplement parce que de gros moyens ont été déployés pour éviter la naissance de foyers épidémiques hexagonaux. En la matière, cocorico, « le système français est un des meilleurs d’Europe » assure aux Jours David Roiz, chercheur en écologie et épidémiologie des maladies émergentes transmises par les moustiques à l’IRD (Institut de recherche pour le développement), actuellement en affectation au Mexique. L’un des meilleurs systèmes, peut-être, mais il est déjà en souffrance, alerte Johanna Fite : « Avec une cinquantaine de cas autochtones, nos services de lutte étaient déjà proches de la saturation en 2023. Chaque cas entraîne un protocole très important, il faut enquêter pour connaître les lieux fréquentés par les personnes virémiques, prévenir les populations locales concernées, alerter tous les médecins… »
Point culminant de ce protocole : les opérations de démoustication, menées quand des moustiques tigres ont été repérés dans des zones où habitent des personnes touchées par la dengue. L’une de ces opérations a eu lieu une nuit, en septembre dernier, dans le quartier voisin de l’auteur de ses lignes, proche d’une métropole de l’Ouest de la France. Chacun avait été invité à rester calfeutré chez soi entre 23 heures et 3 heures du matin. De la deltaméthrine, un insecticide de la famille des pyréthrinoïdes, a alors été massivement pulvérisée par une société privée missionnée par l’Agence régionale de santé, dans un rayon de 150 mètres autour de l’immeuble où vivait une personne contaminée par la dengue lors d’un séjour aux Antilles. C’était une première dans le département, après plusieurs opérations de ce type menées dans plusieurs grandes villes de France, y compris à Paris.
Les opérations de démoustication pourraient ponctuer l’été 2024. Car s’ajoute désormais un ingrédient supplémentaire : le brassage de populations du monde entier engendré par les Jeux olympiques organisés en France à partir de ce vendredi. D’ailleurs, pour éviter des foyers épidémiques et une petite panique sanitaire, n’est-il pas encore temps d’arroser préventivement la capitale à la deltaméthrine ? Eh bien non, encore non. Car ces insecticides ne sont pas sans conséquence, explique David Roiz : « Les pyréthrinoïdes tuent un grand nombre de moustiques, mais ils tuent aussi d’autres insectes, comme des pollinisateurs. Il y a donc un impact global sur la faune et il y a aussi des impacts potentiels sur la santé humaine. En plus, utiliser des insecticides peut entraîner une résistance des moustiques qui serait tout à fait dommageable. » Si les démoustications sont et seront à l’avenir indispensables pour éviter la propagation de la dengue, il est déterminant de travailler sur des solutions permettant une cohabitation sans insecticide.
[Avec le DDT], on a cru qu’on avait trouvé l’arme fatale contre tous les insectes dont on ne voulait pas. La conséquence est qu’on a fragilisé les écosystèmes car les insecticides ont tué aussi d’autres insectes et les prédateurs des insectes.
Et il reste du boulot en la matière. Frédéric Simard, entomologiste médical spécialisé sur l’étude des moustiques vecteurs d’agents pathogènes pour l’homme à l’IRD, assure que la recherche sur ces insectes et les maladies qu’ils transmettent a été tout à fait insuffisante depuis la conception des insecticides chimiques. Notamment à partir de la découverte après-guerre des propriétés du DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) qui « a fait croire qu’on avait trouvé la solution au problème des moustiques ». L’historien de la protection de la nature Rémi Luglia confirme cet état de fait, valable également selon lui pour « les puces, les poux et les ravageurs des cultures » : « On a cru qu’on avait trouvé l’arme fatale contre tous les insectes dont on ne voulait pas. La conséquence est qu’on a fragilisé les écosystèmes car les insecticides ont tué aussi d’autres insectes, les prédateurs des insectes (dont les oiseaux)… Dans beaucoup de situations, on constate que, sans les insecticides, on risque, faute de prédateurs, des proliférations qu’on est peu habitués à gérer. »
Comment réagir, à quelques heures de la cérémonie d’ouverture des JO, face aux rustres, aux marauds et aux nuisibles ? On peut commencer par arrêter d’employer ce dernier terme, estime Mathieu de Flores, entomologiste à l’Opie (Office pour les insectes et leur environnement) : « Une espèce n’est pas nuisible par nature. Elle peut être nuisible à l’homme, ou plutôt à une partie de ses activités, mais on essaye de bannir ce terme de notre vocabulaire, parce qu’il est totalement anthropocentré. » Et si, pour cohabiter avec le moustique, il fallait commencer par se décentrer ? On va essayer.