Que risque-t-on en France, quand on pollue ? Presque rien, et souvent encore moins que ça. C’est le constat désolant et le point de départ de notre nouvelle enquête consacrée aux pollueurs du quotidien, du coin de la rue ou du bout du jardin, et à l’impunité dont ils semblent systématiquement bénéficier. Deux décisions de justice viennent de le rappeler. La première a été rendue le 31 mars dernier par le tribunal correctionnel de Tarascon, dans les Bouches-du-Rhône. L’énorme usine de pâte à papier Fibre Excellence, installée dans la même ville, était poursuivie pour avoir émis des quantités très importantes de substances polluantes dans l’air et dans l’eau, et pour avoir longtemps repoussé
Il faut décrire ce que cette pollution entraîne : ça pue le gaz et l’œuf pourri jusqu’à 20 kilomètres de l’usine, des maraîchers retrouvent des dépôts noirâtres dans leurs salades, les riverains angoissent devant les mesures de qualité de l’air effectuées à proximité d’une école et listent les nausées, vomissements et maux de tête des enfants.
En se penchant sur Fibre Excellence, on voyage un peu. Car cette usine a pour actionnaire principal la société canadienne Paper Excellence, elle-même détenue par un Indonésien richissime, Jackson Widjaja, dont la famille dirige l’énorme groupe Asia Pulp and Paper (APP), montré du doigt pour sa déforestation massive en Asie du Sud-Est. Mais revenons à Tarascon et à sa région. En janvier dernier, le procureur avait recommandé d’être « raisonnable » quant aux sanctions à infliger à Fibre Excellence, en raison des difficultés économiques de l’usine, en redressement judiciaire depuis octobre 2020. Raisonnable, c’est-à-dire pas trop sévère. Le 31 mars, le tribunal correctionnel a donc condamné l’entreprise à une amende de 10 000 euros pour « exploitation d’équipements sous pression malgré un contrôle ayant conclu à leur non-conformité ». Les autres poursuites, notamment pour pollution, ont été annulées. Effectivement, c’est pas trop sévère.
Pour expliquer cette clémence
Le second exemple récent de l’impunité des pollueurs nous emmène dans le Calvados. Là-bas, Guy Dauphin Environnement (GDE)
Et encore, ces deux entreprises peuvent s’estimer malchanceuses d’avoir eu à passer devant un juge. Car les sociétés qui polluent ou ont pollué peuvent en général se contenter d’avoir affaire aux préfets. Qui, pour rappel, sont des hauts fonctionnaires dont le rôle est de faire respecter les lois, les règlements et les valeurs de la République. Coup de bol pour les délinquants environnementaux, la mansuétude préfectorale à leur endroit est tout à fait impressionnante.
Dans La Contamination du monde (Le Seuil, 2017), les historiens François Jarrige et Thomas Le Roux retracent les origines de cette indulgence. On y découvre que l’art de salir l’air et l’eau pour faire tourner les usines se pratique depuis au moins le XVIIe siècle
Vous imaginez ce que pourrait signifier la fermeture de l’entreprise en nombre de demandeurs d’emplois qui se retrouveraient chez Pôle emploi ?
Les préfets d’aujourd’hui sont les héritiers de cette tradition et ils n’ont rien perdu de leur douceur. À Tarascon, la préfecture des Bouches-du-Rhône avait mis en demeure et menacé Fibre Excellence pendant des années, sans aucune réaction de l’entreprise. Visiblement pas vexé par ce manque de respect de son autorité, le sous-préfet Michel Chpilevsky invitait encore en février 2018 à y aller mollo avec l’usine. Interrogé par France 3, il martelait sa « préoccupation de l’emploi » et demandait : « Vous imaginez ce que pourrait signifier la fermeture de l’entreprise en nombre de demandeurs d’emplois qui se retrouveraient chez Pôle emploi ? » Si Fibre Excellence a fini par passer devant le juge et par être sanctionnée de façon « raisonnable », c’est seulement à la suite d’une plainte d’une association locale.
Toujours dans les Bouches-du-Rhône, un autre préfet a opté pour la même stratégie avec l’usine métallurgique ArcelorMittal de Fos-sur-Mer, de très loin le principal émetteur historique de polluants atmosphériques du secteur de l’étang de Berre – NOx, HAP,
Étonnamment, à l’issue de la dernière mise en demeure, ArcelorMittal n’avait toujours pas pris les mesures nécessaires pour respecter la loi. La préfecture des Bouches-du-Rhône a donc fini par la sanctionner le 27 décembre 2018. L’amende administrative s’élève alors à 15 000 euros et à une astreinte de 1 500 euros par jour jusqu’à mise en conformité
Ces histoires ne sont pas propres aux Bouches-du-Rhône, loin de là. Des usines qui polluent sans être sanctionnées ou en l’étant peu ou tardivement, on en connaît tous. Personnellement, j’ai grandi du côté de Dunkerque où l’on chante chaque année aux alentours de mardi gras : « La fumée de nos usines nous rend tous tuberculeux, on s’en fout, on a bonne mine, on est des carnavaleux. » Comme le dit cette chanson, la pollution et l’impunité qui l’accompagne nuisent gravement à la santé. Et la liste est interminable. En Guadeloupe et en Martinique, plus de 90 % de la population est contaminée au chlordécone, un pesticide toxique, et les habitants présentent un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés de la planète. Dans le Gard, des centaines de riverains de mines de zinc et de plomb fermées depuis cinq décennies ont des taux alarmants de cadmium et d’arsenic dans le sang. Même contamination à l’arsenic dans l’Aude chez des enfants dont les cours d’école ont été recouvertes, après une inondation en 2018, par des boues charriant des déchets miniers toxiques. Ces affaires mettent en scène des victimes souvent esseulées, mais pas de coupables désignés. Elles sont connues et documentées grâce à des associations du coin, qui alertent sur le sujet. Dans l’Aude, ce sont des parents qui, fatigués par les contre-vérités
Comme eux, un peu partout en France, des riverains de sites pollués doivent à la fois devenir experts de la pollution dont ils sont les victimes et apprendre à mettre en œuvre une stratégie efficace pour faire bouger les autorités administratives et judiciaires. Leurs combats sont solitaires et isolés, on les perçoit comme de petites batailles locales. Pourtant, chacune raconte à sa façon une même histoire globale, une histoire de contamination et d’impunité. C’est cette histoire que nous allons vous raconter dans J’ai pollué près de chez vous, en enquêtant sur plusieurs affaires emblématiques. On commencera en Isère, dans l’une des villes les plus polluées de France. Là-bas aussi, des riverains se battent depuis plusieurs décennies. Mais la semaine prochaine, ils vont peut-être remporter leur première bataille. Enfin, ils l’espèrent.