À Salaise-sur-Sanne (Isère)
«Je viens de crier de joie. Ou alors c’était un cri de libération. En tout cas, ça fait tellement de bien, après deux années entières de stress et de tension. » Ce mardi 4 mai, Georges Montagne exulte, seul devant son ordinateur, en lisant le jugement rendu quelques minutes plus tôt par le tribunal administratif de Grenoble : « Article 1 : l’arrêté du préfet de l’Isère du 19 décembre 2018 est annulé. Article 2 : l’État versera à l’association Vivre ici vallée du Rhône environnement la somme de 1 500 euros au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative. » C’est sûr, l’émotion de ce texte ne saute pas immédiatement aux yeux. Mais pour le président de la petite association Vivre ici vallée du Rhône environnement (Vivre), qui milite depuis des années, et souvent dans le vent, contre la pollution, ce jugement est « énorme ».
En quelques lignes, il met un stop à un énorme projet industriel baptisé « Inspira » qui devait s’installer à une quarantaine de kilomètres au sud de Lyon. Plus exactement sur les communes de Salaise-sur-Sanne et Sablons (Isère), déjà pourvues d’un grand nombre d’installations industrielles dangereuses et polluantes. Le tribunal a retenu les arguments avancés par Georges Montagne et son association, notamment la consommation d’eau démesurée que risque d’entraîner ce nouveau projet dans une zone où les nappes sont déjà trop exploitées. Il donne ainsi tort à la préfecture de l’Isère et à nombre d’élus locaux, qui ont jusque-là fait preuve d’un acharnement inquiétant pour faire aboutir Inspira. Inquiétant, oui, vraiment.
Mais d’abord, afin de réaliser un peu mieux la portée de cette décision, on a voulu lister les outrages sans cesse imposés à ce territoire depuis un siècle. Tout démarre en 1914 avec la Société chimique des usines du Rhône (Scur), chargée de produire du phénol, un gaz utilisé dans la production d’explosifs ainsi que du gaz moutarde et bientôt du chlore. Pourquoi là ? Parce qu’il y avait déjà des tanneries, polluantes, pas très loin mais surtout parce que la nappe phréatique peut faire face aux importants besoins en eau de cette usine. L’eau, déjà, est déterminante dans cette histoire. De la Scur naîtront une immense plateforme chimique et deux géants mondiaux de la chimie, Rhône-Poulenc et Rhodiacéta, qui vont mettre la main sur une bonne partie du territoire. Dans sa thèse publiée en 1999, le docteur en géographie François Duchêne décrit comment Rhône-Poulenc a aménagé le coin en échange de droits et d’exemptions d’impôts. Pour François Duchêne, cela « symbolise l’accord implicite par lequel les élus […] renoncent à leurs obligations, et par là même à leurs droits, sur une partie de leur territoire ».
Autre contrepartie à l’implantation massive de la chimie : les pollutions et les déchets sont omniprésents. En se baladant dans le coin comme l’ont fait Les Jours, on peut apprécier une œuvre réalisée en 2013 par l’artiste Pierre David qui rend visible l’ampleur de cette contamination. Intitulée Les cantonnés, elle est installée sur le mur du club de sport historique de la Salaise, le Rhodia Club, et reproduit sur des carreaux de faïence des dizaines de photographies prises dans la région entre 1910 et 1960. On y voit les anciens habitants des cantonnements ouvriers des usines chimiques du coin, leurs sourires, leurs vélos, leurs baraques en bois et bien souvent, dans le fond, des tas de déchets.
Ces tas de déchets, Jean-Claude Girardin les a connus dès sa naissance. À l’époque, les enfants des cantonnements venaient y jouer, comme ailleurs on s’amuse à dévaler les dunes de sable. Contrairement à une grande partie de la pollution dont souffre le territoire, certains tas de déchets sont encore visibles. Jean-Claude Girardin, devenu aujourd’hui le président de l’association locale Sauvons notre futur, nous les a montrés, partiellement recouverts de végétation. Son père travaillait à Rhône-Poulenc et lui décrivait « un grand trou où on jetait toutes les merdes ». Il appelait ça « la mare au canard ». Gamin, Jean-Claude Girardin aimait pêcher la truite dans deux rivières, le Dolon et la Sanne. Aujourd’hui, les truites ont disparu et une partie de ces rivières aussi, au profit d’un grand canal de dérivation du Rhône construit en 1977. La plateforme chimique a grandi, pour atteindre 150 hectares de surface, et sont arrivés des incinérateurs géants ainsi que des usines produisant et/ou manipulant de l’acétate de cellulose, de l’acide nitrique, de l’acide salicylique, de l’acide sulfurique, de la méthionine, des phosphates, du sulfure de carbone… Et puis il y a le gigantesque broyeur de carcasses de voitures. Un ancien élu nous a raconté comment l’entreprise qui a construit cette installation a roulé la population et la municipalité de l’époque dans la farine, en installant un broyeur bien plus puissant et donc bien plus polluant que celui prévu par son cahier des charges. Si vous avez lu le premier épisode de J’ai pollué près de chez vous, vous devinez peut-être le nom de l’entreprise : c’est Guy Dauphin Environnement (GDE). Promis, on vous reparlera très bientôt d’eux.
Polluée pour polluée, la zone a été choisie par des entreprises pour y traiter les déchets les plus pourris du monde. En 2007, quand il a fallu incinérer les déchets du Probo Koala, un navire vraquier qui les avait déversés à Abidjan, en Côte d’Ivoire, tuant dix-sept personnes, c’est l’usine Trédi, à Salaise-sur-Sanne, qui a été choisie. En 2014, des déchets très toxiques venus d’Australie et refusés dans le monde entier ont bien failli être incinérés dans cette même usine. À la suite de la mobilisation d’associations locales, dont Vivre, la ministre de l’Écologie Ségolène Royal avait finalement interdit leur importation en France.
La liste donne déjà la nausée. Mais nombreux semblent penser que, dans une zone déjà polluée, on peut toujours rajouter un projet industriel de plus. C’est ainsi qu’est né Inspira, porté depuis une dizaine d’années par des industriels et responsables locaux et qui implique l’installation sur au moins 200 hectares de nouvelles activités industrielles, dont des sites classés Seveso. L’affaire est politique. Jean-Pierre Barbier, le président (Les Républicains) du conseil départemental de l’Isère, est ainsi également le maître d’ouvrage du projet via une structure appelée Isère Aménagement
Il y a des gens qui pensent autrement. Pour eux, la pollution et les risques industriels ont bien une limite. Denis Mazard, l’ancien président et actuel secrétaire de l’association Vivre, est l’un d’eux. Pour nous faire comprendre son point de vue, il a insisté pour nous faire marcher sur les terres sur lesquelles doit être bâti Inspira. On se gare à quelques centaines de mètres des usines, près d’un minuscule cours d’eau, la Sanne. Les lieux sont envahis par la renouée du Japon, une plante qui peut signaler des sols pollués. Denis, lui, est enchanté : « C’est joli, ici, c’est bien. C’est l’eau, c’est la rivière, ça me parle beaucoup tout ça. » Il nous raconte comment, enfant, il adorait pêcher « là-haut », dans son village d’Ardèche. C’était avant que sa famille ne descende de la montagne pour que son père aille bosser à l’usine chimique de Salaise. Pendant la balade, Denis nomme les êtres vivants qu’il aime croiser dans la zone, les pics épeiches, les crapauds calamites. Il montre aussi les arbres fruitiers au loin. En marchant avec lui, le territoire ressemble un peu moins à un rectangle vert perdu au milieu des usines, et un peu plus à une véritable réserve, indispensable aux humains et autres êtres vivants qui veulent y habiter sans que la pollution n’augmente toujours plus.
Le dossier doit être entièrement repris sur la base d’un projet mieux dimensionné, bien mieux compensé, et bien plus protecteur des tiers.
C’est Denis Mazard qui a déposé en 2019 le recours contre le projet Inspira au tribunal administratif. Un mauvais souvenir, en fait : « Je n’ai pas dormi pendant deux nuits de suite. On met en danger notre association en déposant un recours, on est tout petits, il y a des frais à payer, ça revient à 5 000 ou 6 000 euros à financer nous-mêmes. Et puis c’est très compliqué pour moi de m’attaquer à tout ça, je suis issu de la culture ouvrière. Quand j’étais gamin, mon père travaillait à Rhône-Poulenc et on a tout eu grâce à ça. Les activités, les cadeaux du CE… c’était magnifique. En fait, c’est dingue que ce soit nous qui devions déposer un recours contre un projet pareil. » C’est dingue mais en même temps, qui d’autre ? Qui d’autre, puisque ceux qui sont censés faire appliquer la loi et les valeurs de la République sur le territoire, à savoir le préfet et la préfecture, sont parmi les partenaires officiels du projet Inspira ?
Qui d’autre, surtout, quand la préfecture et certains élus agissent comme de sacrés forceurs industriels ? En avril 2018, trois commissaires-enquêteurs sont chargés par le tribunal administratif de Grenoble de conduire une enquête sur le projet Inspira. C’est la loi, ces enquêtes sont prévues avant les autorisations préfectorales pour les projets de ce type. Le président de cette commission d’enquête publique s’appelle Gabriel Ullmann. Il a déjà officié dans de nombreuses commissions du genre, dont celle concernant un autre projet soutenu fermement par Jean-Pierre Barbier, le président du conseil départemental de l’Isère : le Center Parcs de Roybon. Dans les semaines suivant cette nomination, Jean-Pierre Barbier demande au tribunal administratif de Grenoble d’écarter Ullmann de la commission, invoquant sa prétendue partialité sur les questions environnementales. Le tribunal refuse, la commission continue à travailler et rend à l’unanimité un avis défavorable au projet. Dans son rapport, elle assure que le projet va doubler la circulation de poids lourds sur certains axes déjà saturés, dégrader la qualité de l’air, exposer la population à des bruits et à des odeurs. Elle estime aussi que le risque d’inondation n’est pas assez pris en compte, que les mesures censées préserver la biodiversité dans le coin sont trop légères et que et « la destruction qui résulterait du projet, en l’état, ne serait que très partiellement compensée ». Conclusion des trois enquêteurs : « Le dossier doit être entièrement repris sur la base d’un projet mieux dimensionné, bien mieux compensé, et bien plus protecteur des tiers. »
Quand de beaux projets industriels, créateurs d’emploi et respectueux de l’environnement, tentent de s’installer, tout est fait pour les en empêcher… C’est malheureux.
Pas de quoi faire renoncer la préfecture, d’abord dans sa croisade contre Gabriel Ullmann. Ce dernier nous a fourni de nombreux documents qui prouvent que, quelques mois plus tard, le préfet, Lionel Beffre, demande carrément sa radiation définitive au tribunal administratif. Le département de l’Isère réunit alors contre l’expert une commission de radiation, composée en majorité de membres désignés par le préfet. Mégasurprise : Ullmann est radié en décembre 2018, après 25 ans de carrière en tant que commissaire-enquêteur. L’aménageur a par ailleurs refusé de lui verser les indemnités prévues pour rémunérer sa mission.
Le préfet Lionel Beffre n’a pas non plus reculé dans le dossier Inspira, puisqu’il est passé outre l’avis de la commission d’enquête en déposant en décembre 2018 des arrêtés déclarant le projet d’utilité public et autorisant les travaux. Ces arrêtés comportent quelques étrangetés. Le texte autorisant les travaux précise ainsi que les prélèvements en eau potable seront limités à 2 000 m3/jour. Ce qui contredit totalement l’étude d’impact environnementale réalisée en 2018 par la Dreal, la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement. Un organisme… qui dépend directement de la préfecture. Selon cette étude, les nouveaux besoins en eau liés au projet Inspira sont de 80 000 m3/jour, soit quarante fois plus. La différence est énorme, et c’est en bonne partie sur ce point crucial que l’arrêté du préfet vient d’être annulé par le tribunal administratif. Ce dernier a lui aussi semblé considérer qu’il existe des limites à la pollution et à l’industrie. Le tout, on le répète, grâce au recours déposé à ses frais par une petite association du coin et malgré la ténacité de celui qui est censé faire appliquer la loi : le préfet de l’Isère. Ce dernier peut désormais faire appel de la décision du tribunal administratif ou publier un nouvel arrêté concernant le même projet. Contactée par Les Jours ce mercredi, la préfecture nous a indiqué ne pas communiquer pour le moment. Jean-Pierre Barbier, président du conseil départemental de l’Isère, nous a annoncé qu’Inspira a l’intention de faire appel. Il ajoute ce commentaire : « Cette décision met à mal des années de travail et d’investissement où des centaines de millions d’euros ont été investis, à cause d’une association basée dans la Drôme qui compte quelques dizaines de militants. Cette décision va porter préjudice à l’emploi mais sera aussi préjudiciable à [l’association] Vivre car l’écologie est présente dans ce projet qui reste magnifique. Alors que l’on parle beaucoup de réindustrialiser la France depuis le début de la crise sanitaire et d’indépendance économique de notre pays, quand de beaux projets industriels, créateurs d’emploi et respectueux de l’environnement, tentent de s’installer, tout est fait pour les en empêcher… C’est malheureux. »
En attendant de savoir si l’Isère pourra ou non profiter de «