À Saint-Nazaire (Loire-Atlantique)
On est tombés sur eux un peu par hasard, en longeant l’usine d’engrais Yara, classée Seveso seuil haut. On se baladait à Montoir-de-Bretagne, dans la zone industrielle de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique) qui longe la Loire, pour voir de près les usines qui polluent ou qui font prendre des risques aux populations du coin. C’est là que, derrière les grilles de Yara, on les a découvert, ces centaines de « big bags », ces grands sacs remplis chacun de 600 kg d’engrais agricoles à base de nitrate d’ammonium. Pour mémoire, cette même substance était en cause dans l’explosion de Beyrouth en août dernier : 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium ont détruit ou endommagé une bonne partie de la ville.
En les voyant, difficile de ne pas avoir un petit frisson. Surtout quand on sait que les gérants de cette usine ont été maintes fois réprimandés pour leur légèreté en matière de sécurité. En 2018 et 2019, l’usine Yara a fait l’objet de plusieurs arrêtés préfectoraux de mise en demeure. Ces documents la somment par exemple de faire des travaux pour que sa salle de contrôle soit enfin sécurisée en cas d’accident. Histoire qu’il soit encore possible de gérer l’usine en cas d’incendie ou du nuage toxique, par exemple. Ces arrêtés lui ordonnent aussi de protéger correctement certaines unités dangereuses du site et de « recenser de manière exhaustive les mesures de maîtrise de risques prévues sur le site », et de « tester leur efficience ». En fait, la préfecture demandait tout simplement à Yara de respecter les lois en vigueur. L’entreprise a-t-elle fait, depuis, les travaux et démarches nécessaires ? Contactée par Les Jours, Yara n’a pas souhaité nous répondre : « Nous privilégions les interactions sur le terrain, avec les autorités » et « nous mettons tout en œuvre pour répondre aux demandes des autorités locales ». On a été un peu étonnés, parce qu’on sait que Yara aime aussi pas mal les « interactions » loin du « terrain », avec les autorités européennes par exemple. La preuve : selon l’ONG Corporate Europe Observatory, Yara a dépensé depuis 2010 près de 12 millions d’euros en lobbying à Bruxelles.
L’entreprise n’a pas non plus voulu nous dire combien de matières dangereuses elle entrepose sur son site. On se contentera de citer les limites qui lui sont imposées : 112 000 tonnes d’engrais à base de nitrate d’ammonium de stockage maxi, 1 200 tonnes de fabrication de nitrate d’ammonium par jour, maximum aussi (arrêté préfectoral à consulter ici, en pdf).
Frustrés, on a contacté les fameuses autorités locales. À savoir la préfecture, si puissante en France dès que l’on évoque les pollutions des industries. À deux reprises, celle-ci s’est contentée d’un très sec : « Nous vous remercions pour votre intérêt mais ne souhaitons pas donner suite. » On l’a connue moins ferme, la préfecture de Loire-Atlantique. Elle a en effet su faire preuve d’une grande souplesse avec un grand délinquant du coin, un multirécidiviste des infractions environnementales. Devinez son nom ? Yara, bien sûr. En consultant les arrêtés préfectoraux à son sujet, on constate que l’usine a depuis 2011 été mise en demeure à une dizaine de reprises de réduire ses émissions polluantes, qui excèdent régulièrement et dans des proportions très importantes les normes en matière de poussières –
Six mois plus tard, le préfet s’est donc décidé à sévir. Attention la sanction : 300 euros d’astreinte par jour jusqu’à la présentation d’un bon de commande attestant de la future installation d’un traitement des eaux. Nouvelle visite de contrôle en septembre 2020 et nouvelle déception : aucun bon de commande à présenter. Si bien qu’encore trois mois plus tard, le préfet a mis à exécution sa menace et demandé 95 jours d’amende à Yara (pdf). Soit 28 500 euros. Ni Yara ni la préfecture n’ont bien voulu nous dire si cette somme a été versée ou si le problème est réglé depuis. Mais on sait au moins ce qu’il en coûte, quand on pollue massivement l’eau et l’air en Loire-Atlantique : pas grand-chose, ça va.
On a l’impression de devoir prendre nous-mêmes les responsabilités pour leurs pollutions. Et on n’est pas sûrs du tout que ce soit efficace.
Comment vit-on à côté de voisins pareils ? Pour le savoir, on s’est rendus à 900 mètres de l’usine Yara, rue Parmentier, en plein dans le cercle de danger létal en cas de nuage toxique, selon la carte réalisée pour le plan de prévention des risques technologiques (PPRT) publié en 2015 par la préfecture de Loire-Atlantique (pdf).
Dans cette rue, le risque est si élevé qu’une centaine de propriétaires ont été tenus de réaliser des travaux dans leur habitation. Guy Halgand, aujourd’hui retraité, est l’un de ces propriétaires désormais équipé d’une pièce de confinement. Pas vraiment un bunker, loin de là, plutôt une simple chambre dont on a bien calfeutré les fenêtres et la porte. De quoi pouvoir se retrancher pendant deux heures sans risquer la mort au cas où Yara laisserait échapper un nuage d’ammoniaque. Quand il s’est installé à Montoir-de-Bretagne en 1972, on ne comptait à sa connaissance aucune entreprise polluante dans le coin. Les riverains allaient se baigner dans la Loire. C’était avant la colonisation des lieux et des berges par les industries. Guy Halgand s’est engagé dans le combat antipollution en créant en 2011 l’Association de défense de l’environnement de Montoir (Adem), justement pour lutter contre le PPRT et l’idée d’imposer à chaque habitant de construire cette pièce de confinement. Il aurait préféré une autre solution, toute simple. L’industriel aurait pu mieux protéger son usine et réduire ainsi ses risques : « On a l’impression de devoir prendre nous-mêmes les responsabilités pour leurs pollutions. Et on n’est pas sûrs du tout que ce soit efficace. Je promène mon chien tous les jours. Si le gaz s’échappe, je n’aurai pas le temps de revenir jusqu’à chez moi, je serai mort avant. »
Comment vit-on quand l’une des chambres de sa maison est aussi l’endroit où l’on risque, un jour, de se réfugier pour échapper à la mort ? « Pour moi, la pièce de confinement, l’usine Yara, explique Guy Halgand, ça ne me fait rien du tout au quotidien. Je n’y pense pas. Je sais que c’est l’usine la plus dangereuse, mais c’est celle des alentours qui nous gêne le moins. » Il faut dire qu’en matière d’installations dangereuses et autres sites Seveso, il y a du choix dans les parages : dans un rayon de 7 km autour de la rue Parmentier, à peine, on peut citer entre autres le terminal méthanier d’une filiale d’Engie, la raffinerie de Total, le géant Cargill qui triture le soja et le tournesol destinés principalement à nourrir le bétail, le sous-traitant aéronautique Rabas Protec, les usines de broyage et recyclage des déchets Romi et GDE… Plusieurs de ces usines ont un point commun : elles puent gravement. On n’y pense pas forcément mais parmi la myriade de désagréments liés à la pollution, l’un des plus notables est souvent la nuisance olfactive.
Pour nous faire comprendre l’énormité et la diversité des gênes occasionnées, Guy a sorti une petite boîte contenant une trentaine de flacons odorants. Il nous en a mis un sous le nez. C’était horrible, même avec le masque. Cette boîte et ce flacon, Guy les a reçus en devenant officiellement « nez » des pollutions locales dans le cadre d’un programme de suivi des odeurs encadré depuis 2016 par Air Pays-de-la-Loire. Formé régulièrement via ce programme, il sait maintenant reconnaître la plupart des odeurs des usines du coin, toutes synthétisées et mises dans des petits flacons. Marion Guiter, ingénieure d’étude chez Air Pays-de-la-Loire, nous explique la démarche : « On a voulu apprendre aux riverains et à certains personnels industriels à reconnaître des notes odorantes et apprendre à quantifier leur intensité sur une échelle. L’idée, c’est de mettre en place un langage des nez, pour que tout le monde parle de la même chose. Au début, on impliquait beaucoup les nez, qui devaient faire un relevé d’odeur tous les matins et tous les soirs. Ensuite, on est passés à un mode plus léger. » L’idée est bonne et a beaucoup plu. Yves Gourhand, l’un des voisins de Guy Halgand et nez volontaire également, raconte : « On a appris beaucoup de choses, on connaît mieux le milieu où l’on vit maintenant. Avant, tous les jours, on se disait tout le temps : “C’est quoi cette odeur ?” “C’est quoi cette autre odeur ?” Maintenant, on sait. » Il lâche tout de même : « Le point négatif, c’est l’absence de réponse des entreprises sur des actions correctives efficaces. »
Marion Guiter confirme : « Il y a une déception de certains nez qui disent “nous, on s’implique et on trouve que la situation n’évolue pas assez vite”. On a donc proposé de faire une pause, les riverains en ont besoin et on va laisser le temps aux industriels de mettre en place des choses. On fera un point fin 2022 pour mesurer l’évolution du problème. » Lilian Gallet, installé à Donges, est l’un des premiers nez déçus à avoir dit stop à son engagement dans le programme. Il habite dans la région depuis son enfance et dit avoir longtemps vécu sans se poser de questions concernant la pollution. Son grand-père a travaillé à la raffinerie, son père aussi, et lui-même également en début de carrière. Mais depuis quelques années, Lilian souffre à la fois des mauvaises odeurs la journée et du bruit infernal de la raffinerie Total de Donges qui le réveille la nuit.
Il a commencé à se documenter et a été très surpris de découvrir qu’« il n’y a pas de réglementation sur les odeurs non cancérigènes ». Il détaille : « Toutes les odeurs genre oignon pourri ou chou, les odeurs de retraitement des eaux aussi, là où on est proche du purin et de la merde, c’est pas réglementé. Ça veut dire que quand ça sent la merde chez moi, je n’ai aucune loi pour me défendre. » Lilian a d’abord vu son engagement en tant que nez comme un moyen de faire bouger les choses. Avant d’être très déçu : « On a beaucoup mesuré et signalé, mais ça n’a rien changé. Il y a même eu une aggravation, au cours du temps. Les odeurs rentraient dans la maison, c’était abominable. Pendant deux ou trois ans, ça sentait l’oignon pourri chez nous. » Rapidement, les usines Cargill et Total ont été identifiées comme les principales sources de nuisances olfactives.
Cargill nous a dit avoir découvert grâce à nous qu’ils produisent des odeurs disgracieuses. Ça paraît pourtant impossible de ne pas le savoir ! Ils disent avoir investi beaucoup mais cinq ans après, rien n’a changé pour nous.
Cargill a bien annoncé faire de gros investissements sur le sujet. Contactée, l’entreprise nous a assuré que ces travaux
À l’entendre, on se dit que les êtres humains, ici, sont cernés de toute part. Ils sont un peu comme le Menhir de la Vacherie, classé monument historique depuis 1889, installé en plein milieu de la raffinerie Total de Donges et qu’on distingue à peine, entouré de silos, gravats et tuyaux de raffinage. Ici, les humains et les menhirs sont cernés mais ici, comme en Isère (lire l’épisode 2, « En Isère, l’irrespirable projet Inspira »), certains pensent qu’on peut toujours ajouter un peu plus d’industrie et de pollution. Ainsi, quand il a fallu traiter au début des années 2000 les 270 000 tonnes de déchets mazoutés hérités du naufrage du navire Erika
Ça fait beaucoup de Total en une seule phrase, et ce n’est même pas fini. Le nom de cette entreprise trône en grandes lettres sur la place centrale de Donges. L’entreprise a colonisé une partie de cet espace public pour y installer sa « maison du projet ». Le projet, le voilà : la multinationale a demandé et obtenu que la ligne ferroviaire du coin soit déviée afin que son usine puisse un peu plus s’agrandir. Le coût est estimé à 150 millions d’euros, supporté pour les deux tiers par l’État et les collectivités locales et pour le dernier tiers par Total. Ils sont sympas, l’État et les collectivités. Selon l’Autorité environnementale chargée d’étudier ce projet (pdf), l’extension de la raffinerie va augmenter ses émissions de gaz à effet de serre, sa consommation d’eau potable et accroître les émissions polluant les locaux comme le benzène et l’ammoniac. Ces émissions vont s’ajouter aux rejets existants de l’entreprise, qui bénéficie déjà de dérogations lui permettant de polluer plus sans être inquiétée.
Ça fait quand même beaucoup, non ? Voilà la question que se sont posés collectivement plusieurs riverains des usines de Saint-Nazaire et des alentours. Ils ont enquêté sur les pollutions permises par les autorités, sur les libertés prises avec les lois et sur les risques auxquels ces pollutions chroniques les exposent. Et ils en ont trouvé de belles… On vous le racontera très bientôt.