Attendu que Les Jours racontent l’actualité différemment. Attendu que la société produit des récits bruts, souvent inexploités, qui décrivent parfois aussi bien que des reportages l’état de la France actuelle ou passée. Attendu que nous vous avons déjà proposé pour la période de l’été, plus propice à la lecture que le reste de l’année, des extraits de mains courantes (dans les deux saisons de la série Main courante), de cahiers citoyens post-gilets jaunes (« Monsieur le Président… ») ou les Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon (Nouvelles en deux clics). Attendu que nous avons découvert en nous rendant aux archives municipales de la capitale qu’étaient communicables les minutes des chambres correctionnelles du tribunal de grande instance de Paris d’il y a très exactement cinquante ans, Les Jours vous proposent de lire tout cet été, à midi du lundi au vendredi et en accès libre, des jugements rendus en juillet et en août 1973 par ledit tribunal (alors compétent sur une partie de l’ancien département de la Seine). Et attendu que les magistrats rendent la justice à coup de paragraphes qui commencent par cette expression (et que nous allons arrêter d’utiliser dans cet épisode, rassurez-vous), cette série a pour nom « Attendu que… ».
Quelques précisions d’abord. Les jugements que nous allons publier ne sont pas complets. Par souci de lisibilité, nous avons coupé tout ce qui est purement juridique, c’est-à-dire les références aux articles de loi, les descriptions de procédure ainsi que la présence ou non d’avocats. Les personnes sont jugées pour des délits (et non des crimes, qui relèvent de la cour d’assises) : elles sont donc pour la plupart passées devant un juge d’instruction qui a mené une enquête plus ou moins longue. Certaines comparaissent après avoir été arrêtées en flagrant délit. Pour protéger l’anonymat des prévenus, parfois encore vivants aujourd’hui, nous avons modifié tous les noms et prénoms. Il reste l’essentiel pour accomplir un double saut dans le temps : une plongée dans la société de 1973 qui, par bien des aspects, ressemble à la nôtre. Mais aussi et surtout un aperçu de la manière dont cette réalité était filtrée et analysée par le système policier et judiciaire.
Car la première chose qui frappe en lisant ces minutes, c’est le langage utilisé par les magistrats. Les attendus motivant les décisions rendues sont remplis de phrases interminables pleines de points-virgules qui doivent être lues avec concentration pour en saisir le sens mais qui, une fois l’habitude prise, dégagent un charme certain. Et comme on trouve aussi dans ces écrits des locutions latines (une personne morte est appelée « de cujus ») et des verbes ou noms inusités (« il est convaincu de », « le susmentionné », « il échet »…), que les magistrats parlent de « dame Martin » ou de « femme Durand » pour désigner les personnes de sexe féminin (ou de « sieur » pour les hommes), on a le sentiment étrange d’atterrir dans un espace-temps incertain où le Moyen-Âge cohabiterait avec l’ère industrielle. Depuis, fort heureusement, la justice a fait des efforts pour moderniser son langage et être plus compréhensible. En 2019, même la Cour de cassation a abandonné ses « attendu que ».
Pour ce qui est des délits, certains apparaissent très datés, d’autres non. Comme on pouvait le lire il y a cinquante ans dans Le Monde, 50 % de l’activité des tribunaux correctionnels était alors « consacrée aux retombées de deux phénomènes nés de la société de consommation moderne : les infractions à la circulation automobile et à la législation des chèques ». Pour ce qui est des délits routiers, on ne peut pas dire que cela ait changé : en 1973, les minutes correctionnelles sont remplies de condamnations de conducteurs sans permis ou sous l’emprise de l’alcool (même si le seuil maximal était beaucoup plus tolérant). En 2021, selon les statistiques du ministère de la Justice, 37 % des condamnations concernaient une infraction liée à la circulation. Mais le délit de « chèque sans provision », lui, a disparu. Depuis 1991, faire un chèque avec un compte insuffisamment approvisionné ne vous mène plus au tribunal : vous risquez simplement l’interdit bancaire.
Autre évolution majeure, le rapport à la sexualité. Ainsi que la manière d’en parler. Alors qu’au début des années 1970 la société devient de plus en plus permissive (le cinéma pornographique commence à être diffusé dans les salles, Reiser et Wolinski font des unes très crues dans Charlie Hebdo…), la justice en est encore à condamner les auteurs d’« outrages aux bonnes mœurs », c’est-à-dire « quiconque aura publiquement attiré l’attention sur une occasion de débauche » (article 284 du Code pénal)… Une accusation vague et connotée moralement qui a disparu en 1994 et a été remplacée par le délit de « diffusion de messages pornographiques » (condamnable uniquement si des mineurs y sont exposés). Tout aussi décalé est l’« outrage public à la pudeur » alors en vigueur qui, en plus, pèse particulièrement sur les homosexuels : selon l’article 330 du Code pénal, se faire surprendre en plein rapport sexuel dans un lieu public est plus sévèrement condamné en cas d’« acte contre-nature avec un individu de même sexe » (cette discrimination sera abolie en 1980, la notion d’« outrage public » en 1994).
Quant aux droits des femmes, ils sont encore loin d’être garantis par la loi. Malgré le combat victorieux mené à Bobigny à l’automne précédent par Gisèle Halimi et le Mouvement de libération des femmes, le tribunal de Paris de l’été 1973 continue à condamner et à emprisonner les « avorteuses ». Il ne fait ici qu’appliquer les textes : jusqu’à son abrogation en 1975 grâce à la loi Veil, l’article 317 du Code pénal prévoyait des peines de dix ans de prison pour toute personne ayant « procuré ou tenté de procurer l’avortement d’une femme enceinte » et ce de manière répétée. La justice de 1973 n’est cependant pas qu’une institution misogyne : les personnes qui se retrouvent alors devant les tribunaux sont à plus de 90% des hommes (cela n’a pas beaucoup changé : en 2021, ils représentaient encore 83% des 1,9 million de mis en cause pour des infractions pénales traitées par les parquets). Les voleurs, les escrocs, les auteurs de coups et blessures, les chauffards… sont du genre masculin. Pour les victimes, le ratio est plus équilibré.
En fait, la lecture de tous ces jugements donne l’impression de plonger dans un film de Claude Sautet (dont les plus grands succès datent justement de cette époque-là). Comme dans Les choses de la vie (1969) ou César et Rosalie (1972), les hommes boivent, roulent vite en faisant les fanfarons et ont des accidents de voiture. Parfois, ils frappent leur femme. Quand ils divorcent, ils ne se préoccupent pas beaucoup de leurs enfants (les condamnations pour « abandon de famille » à l’encontre des pères, c’est-à-dire le non-paiement des pensions alimentaires, sont ainsi très nombreuses). Certains cas nous ont aussi fait penser au monde interlope fait de souteneurs et de prostituées de Max et les ferrailleurs (1971). Pour ces délinquants multirécidivistes violents, parfois plus bêtes que méchants, le passage devant un juge est récurrent et la prison une seconde maison.
Cette série ne va donc pas apporter beaucoup d’arguments à ceux qui, comme le président du RN Jordan Bardella ou le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, parlent d’« ensauvagement » de la société. Vu des tribunaux, la société de 1973 était tout aussi violente