Une voix filtre du talkie-walkie : « Ça vient vers vous, avenue Ballanger. Pull à capuche noire, sacoche bleue. S’il accroche l’adresse, c’est plié… » Floriane B. cache son talkie-walkie sous le volant. « OK, c’est pris, je l’ai. » Un homme grassouillet d’une vingtaine d’années s’avance vers nous. Dos rond. Démarche de canard. Il passe devant l’Opel Corsa banalisée sans nous remarquer, puis pousse la porte du 7 avenue Ballanger à Sevran (Seine-Saint-Denis), un immeuble des années 1990 aux fenêtres étriquées. « Ça rentre au 7, ça rentre au 7 ! C’est bon, c’est logé, on a l’objo… »
Sur la banquette arrière, Émilie T. pose son roman, Le Rouge et le Noir. « Alors, c’est lui, Omar ? » Floriane lui montre la fiche de l’« objectif », qui porte la mention « Individu recherché pour trafic de stupéfiants ». La photo, prise lors d’une garde à vue, montre un type au visage rond. Il se tient derrière une ardoise, torse bombé, menton haut. À quelques kilos près, c’est l’homme qui vient de passer sous nos yeux.
La capitaine Floriane B. et la gardienne de la paix Émilie T. appartiennent au groupe Surdoses. La première en est la cheffe adjointe ; la seconde la toute dernière recrue. Sans équivalent en France, cette unité enquête sur les décès par overdose qui surviennent à Paris. Ses membres – cinq hommes, deux femmes – sont les seuls policiers de la brigade des stupéfiants ayant affaire à des victimes et à leurs familles. J’ai demandé à rencontrer les enquêteurs de cette unité il y a un peu plus de deux ans. J’écrivais alors un roman dans lequel survenait une mort par overdose.
Ils m’ont reçu et renseigné sur leur travail – après avoir visé l’accréditation de la préfecture, comme le veut la règle. Le roman terminé, j’ai émis l’idée de faire un reportage sur leurs activités. Les sept policiers ont accepté de se prêter au jeu. « On ne risque pas grand-chose, nos “crapauds” ne lisent pas la presse écrite », a remarqué le commandant. Les jeunes trafiquants sont surnommés « crapauds » parce qu’ils répètent sans cesse : « Quoi ? Quoi ? Quoi ? » L’article est sorti au cœur de l’hiver dans Le Monde. Un éditeur m’a alors encouragé à écrire un livre sur le groupe. Le projet a été accepté par la préfecture et je me suis à nouveau immiscé dans le quotidien de l’unité : planques, perquisitions, analyses toxicologiques…
Quatre jours ont suffi pour identifier Omar L. Les recherches ont débuté avec la mort de Benoît Mulder, un dentiste de 43 ans retrouvé sans vie dans son appartement du XVe arrondissement de Paris. L’institut médico-légal a attribué son décès à une arythmie cardiaque. Deux jours plus tard, des analyses ont permis de relever un fort taux de cocaïne dans son sang. Le parquet de Paris a ouvert une information judiciaire pour trafic de stupéfiants et homicide involontaire. Floriane s’est chargée des constations et des premières recherches. Le père du dentiste, un septuagénaire d’origine belge, a été entendu au 36 quai des Orfèvres. Il a précisé que son fils – « un beau garçon », selon ses mots – consommait de la cocaïne depuis plusieurs années. Le dentiste avait récemment suivi une cure de désintoxication à Poitiers. Son séjour dans cette ville a quelque chose d’invraisemblable. Benoît Mulder s’est épris de l’addictologue qui s’occupait de lui. La cure s’est soldée par un échec, mais la praticienne est tombée enceinte. Visiblement effrayé par le caractère possessif de la jeune femme, Benoît Mulder a regagné Paris au bout de quelques semaines. Un mois après son retour dans la capitale, il succombait à une overdose de cocaïne, laissant derrière lui un père éploré et une addictologue gravide.
La géolocalisation du portable ne suffit pas pour identifier un suspect. On n’a aucun nom, aucun visage. Il faut attendre que le gars fasse une erreur au téléphone. Et ils en font toujours une…
Floriane a exploité le portable de Benoît Mulder. Les fadettes de sa ligne – fournies par l’opérateur – ont permis de repérer une « puce-merguez ». Les policiers nomment ainsi les mobiles à carte SIM prépayée. Ces lignes sans abonnement – donc sans attache d’identité – sont prisées par les dealers. Ils en changent tous les mois, parfois tous les quinze jours. Pour l’OD Mulder, Floriane estime avoir eu de la chance : la « puce-merguez » figurant sur les fadettes était toujours active. La capitaine a lancé une réquisition pour obtenir une géolocalisation du portable. Elle a bientôt vu apparaître sur son écran un point bleu qui clignotait près du commissariat de Sevran, en Seine-Saint-Denis. « Ça ne suffit pas pour identifier un suspect, m’a-t-elle expliqué. La géolocalisation est imprécise. On n’a aucun nom, aucun visage. Il faut attendre que le gars fasse une erreur au téléphone. Et ils en font toujours une… »
Son optimisme n’a pas été déçu. Sur une communication interceptée le jour même, on entend une femme éconduire le suspect. « Putain, Omar, sur la tête de ma mère, tu vas me lâcher ? T’es un clochard, t’entends, Omar ? Un putain de clochard de sa mère ! Tu fermes ta grande gueule et t’arrêtes de m’appeler ! » Floriane a tenté de recenser tous les Omar habitant Sevran dans le fichier stups. La liste était trop longue. Impossible d’isoler un suspect. « Il ne faut pas être pressé, c’est juste une question de temps… » Dès le lendemain, le propriétaire de la « puce-merguez » commettait une nouvelle erreur. Alors qu’un de ses clients l’appelait pour savoir s’il pouvait « attraper quelque chose sur Paris », le suspect confiait son embarras : on venait de lui retirer son permis pour conduite en état d’ivresse. « À seulement deux rues de chez moi ! Le seum ! » La capitaine a croisé plusieurs fichiers, à la recherche d’un Omar récemment contrôlé en état d’ivresse à Sevran. Une identité est aussitôt ressortie. Un certain Omar L., né en 1994, domicilié chez sa mère – au 7 de l’avenue Robert Ballanger –, connu des services de police pour trafic de stupéfiants.
« Pour l’instant, il n’est pas prêt de ressortir, il va pioncer un peu, souffle Floriane en ouvrant les fenêtres de l’Opel. Vu les communications de cette nuit, il a bien fait la fête. Maintenant, monsieur va faire une grosse sieste chez maman… Puisqu’on est là, autant attendre. Voir à quelle heure il redécolle… » L’Opel est postée avenue Ballanger. Patrick N., le commandant de l’unité, est positionné avec un autre membre de l’équipe de l’autre côté du pâté de maison, rue Gabriel Péri. J’imaginais le personnel de la brigade tordu et soupçonneux. Contre toute attente, la présence d’un intrus – journaliste de surcroît – ne suscite aucune réticence apparente. Avant de me laisser accéder à ces procédures, les services de police ont-ils vérifié mes antécédents judiciaires ? Ont-ils pris connaissance de mes exploits, presque tous issus des errements de l’alcool ? Personne, jusqu’ici, ne m’a fait de remarques. Ma première garde à vue remonte à 1989 – j’avais 14 ans – pour dégradation de biens d’autrui : une patrouille m’avait surpris en train de taguer des devantures de magasin dans le XIVe arrondissement. Mon TAJ (traitement des antécédents judiciaires) mentionne ensuite des violences avec arme sur la voie publique. On y trouve aussi une arrestation pour conduite en état d’ivresse et une autre pour effraction dans un café de la gare d’Austerlitz. Curieusement, ma dernière prouesse – violence en état d’ivresse sur un chauffeur de taxi – n’est pas précisée dans mon TAJ. La préfecture de police a-t-elle consulté ce fichier ? Je me suis promis de poser la question avant la fin de mon immersion.
« Regarde ces blaireaux ! », s’amuse Floriane en observant deux adolescents qui passent en scooter, cheveux au vent. Ils ont scotché une chaussette sur la plaque minéralogique du deux-roues. « Il vont se faire serrer par la BAC, ils vont pleurer ! », poursuit la capitaine avant de revenir à la lecture d’un article sur son iPhone. Dans le rétroviseur, j’aperçois Émilie qui contemple l’avenue Ballanger d’un air songeur. « Bon, il commence à faire faim… », lance Floriane en quittant l’Opel. Le commandant nous a recommandé une boulangerie place Bussière. La capitaine revient bientôt avec un sac plastique : quiche saumon-épinard, yaourt, San Pellegrino. Les membres de l’unité Surdoses peuvent se faire rembourser leurs frais de repas à hauteur de quinze euros.
Être une femme dans la police, c’est vrai, ça n’a rien de facile. Pour être légitime, il faut travailler quinze fois plus et on n’est pas toujours écoutée.
Une bonne partie de la journée s’écoule dans l’Opel Corsa. La radio – FIP ou France Info – rappelle parfois l’heure. Nous évoquons nos voyages respectifs, les partis politiques, les prix de l’immobilier à Paris. Chacun parle de son passé. Née en 1980 dans le Jura, Floriane a fait une partie de ses études en Allemagne. Elle a travaillé à l’Office central pour la répression de la traite des êtres humains, avant de devenir cheffe adjointe du groupe Surdoses. Ses premiers pas dans l’unité de Patrick ont été mouvementés : sept overdoses en deux semaines. « À cause de ça, on m’a surnommée “Chat Noir”… », confie-t-elle. J’ai parfois l’impression que Floriane rend sa voix plus sourde qu’elle ne l’est, comme pour mieux se fondre dans l’univers masculin du 36. « Pas du tout, je parle comme ça naturellement !, se défend-elle. En revanche, être une femme dans la police, c’est vrai, ça n’a rien de facile. Pour être légitime, il faut travailler quinze fois plus et on n’est pas toujours écoutée, surtout auprès de ceux qui ont des relations tendues avec leur femme à la maison… Un jour, j’ai voulu recruter comme tonton un type qu’on avait interpellé : je lui ai laissé mon numéro, il a cru que je le draguais… » Seul un œil exercé devinerait une policière derrière « Chat Noir » : avec ses longs cheveux raides, son regard à la fois timide et dense, elle ressemble plus à une étudiante en lettres qu’à une enquêtrice du quai des Orfèvres.
« Flo de Pat, Flo de Pat… On va faire un tour dans le parking de l’immeuble, histoire de voir si on repère la voiture qui sort sur la fiche de l’objo.
C’est pris. On reste avenue Ballanger. »
Sur la banquette arrière, Émilie a repris la lecture du Rouge et le Noir. Un homme grisonnant, des rouleaux de papiers sous l’aisselle, s’arrête devant le numéro 7 de l’avenue. Il placarde une affiche à la va-vite, avec du chatterton, puis reprend son chemin d’un pas traînant. « Regarde moi ça, du travail de feignasse !, se moque Émilie. Ça ne tiendra jamais son truc… » Depuis l’Opel, on n’aperçoit pas le contenu de l’affiche. Plusieurs piétons marquent un arrêt pour la lire. « Je vous parie que ça annonce une brocante ou un karaoké », assure la gardienne de la paix.
« Flo de Pat, on est dans le parking. Rien pour l’instant.
C’est pris. »
Au bout de quelques minutes, un coin de l’affiche se décolle. « Qu’est-ce que j’avais dit ? », lâche Émilie sans détourner les yeux de son livre. Une femme d’origine indienne pose son sac de courses, prend le temps de recoller l’affiche, puis chausse ses lunettes pour en lire le contenu. Elle est interrompue dans sa lecture par un groupe d’hommes qui approchent au pas de course. Quatre policiers en tenue. Nous les voyons s’engouffrer à toute vitesse dans le hall de l’immeuble.
« Putain, c’est quoi ça ?, lâche Floriane-Chat Noir à voix basse. Faut prévenir les autres… Pat de Flo, Pat de Flo… Quatre policiers en tenue viennent d’entrer au 7 de l’avenue. Ils sont là pour vous, à tous les coups…
C’est pris. On ressort place Bussière. »
Ça nous arrive souvent. On passe notre temps à traîner, à attendre, à observer, comme des lascars qui préparent un coup. Les voisins trouvent ça louche… Alors parfois, ils appellent la police…
La voix du commandant est parfaitement calme. « Ça nous arrive souvent, sourit Floriane. On passe notre temps à traîner, à attendre, à observer, comme des lascars qui préparent un coup. Les voisins trouvent ça louche… Alors parfois, ils appellent la police… Patrick a sûrement été repéré par un habitant de l’immeuble. » « Flo de Pat, Flo de Pat… On va lever le dispositif, ça sert à rien de se faire cramer. Il y a trop de mouvements. On remontera sur l’objo cette semaine. »
Un jeune couple s’attarde devant l’affiche placardée sur la façade de l’immeuble. Ils la lisent attentivement, sortent un téléphone portable et la prennent en photo. « Tu vois, on pourrait penser que c’est une journée perdue, me dit Chat Noir en mettant le contact de l’Opel. Mais pour nous, cette surveillance est super positive. On a passé sept heures dans une voiture, c’est vrai, mais on a identifié l’objo et on a montré qu’il ne faisait rien de ses journées. Il est 16 heures et il n’est toujours pas ressorti de chez sa mère. Ça compte dans une procédure. Parce que le gars, à la fin, il devra justifier ses revenus. » L’Opel se met en mouvement. En passant devant l’immeuble d’Omar L., on aperçoit le contenu de l’affiche : un avis de recherche pour un petit garçon disparu.