À l’angle de la rue de Maubeuge, un homme aux joues creuses me dépasse en murmurant : « Sub ? Sub ? Sub ? » Sur les sites de location d’appartements, la gare du Nord est l’un des rares quartiers de Paris où l’on trouve encore des offres raisonnables. Des trois-pièces – moulures, cheminées, parquet en points de Hongrie – pour moins de 1 000 euros par mois. Où est le loup ? En bas, à la recherche de produits stupéfiants. Aux abords de la gare, il est facile de se procurer du Subutex et de la méthadone sans ordonnance.
Il y a un quart de siècle, le développement de ces produits de substitution a entraîné une baisse spectaculaire des intoxications mortelles à l’héroïne. En 1990, lors de la création du groupe Surdoses de la brigade des stups, où je suis en immersion pour plusieurs mois (lire l’épisode 1, « Le dentiste a fait une overdose, Omar l’a tué »), on comptait plus d’une centaine d’overdoses par an à Paris. Essentiellement des héroïnomanes désocialisés. Ils étaient retrouvés sur la bourre sale d’un matelas, entre deux poubelles ou dans les vapeurs chimiques d’une sanisette. Aujourd’hui, les victimes parisiennes sont moins nombreuses – une vingtaine par an – et mieux insérées socialement : journalistes, conseillers financiers, ophtalmologues… L’héroïne ne représente plus qu’un quart des décès. Le reste se partage entre cocaïne, MDMA, nouveaux produits de synthèse et opioïdes médicamenteux, tels que la méthadone et le Subutex.
Les traitements de substitution provoquent, eux aussi, des intoxications mortelles, même s’ils permettent d’en réduire le nombre global. Lorsque ces substances ne sont pas prescrites sur ordonnance, il est très difficile – sinon impossible – de mettre la main sur les fournisseurs. Autour de la gare du Nord, au métro Château-Rouge ou sur la rotonde de Stalingrad, ces produits sont vendus à la criée. Pas de nom. Pas de contact téléphonique. Pas d’adresse. La plupart des cas non élucidés du groupe Surdoses relèvent de décès impliquant ces traitements de substitution – et d’autres opioïdes médicamenteux comme le Skenan. Autant d’affaires non résolues qui confirment la règle : sans téléphonie, l’identification des dealers s’avère délicate.
À l’entrée de l’hôpital Lariboisière, des vigiles sondent les visiteurs d’un coup d’œil, à l’affût des toxicomanes en quête de médicaments à faucher. Les couloirs de l’établissement abritent des blouses blanches, des déambulateurs et des statues sévères du XIXe siècle. Le jardin de la cour intérieure est aussi pointilleusement entretenu que celui d’un cimetière. On se sent menacé, mis en joue par une présence anonyme. Les hôpitaux situés au cœur des villes servent aussi à cela : signifier aux hommes en bonne santé que leurs jours sont comptés. D’une arcade à l’autre, je cherche le « secteur orange », où m’attend le professeur Bruno Mégarbane, chef du service de réanimation médicale et toxicologique.
Son nom apparaît dans plusieurs procédures du quai des Orfèvres. Ce praticien accueille tout ce que la capitale compte de bad trips et d’expériences psychotropes mal dosées. Il officie dans des régions intermédiaires, entre empoisonnements, fièvres et paranoïas. Parmi les personnes admises dans son service, il est d’authentiques toxicomanes, des consommateurs occasionnels, mais aussi des personnes que les médecins désignent sous le terme de « naïves », c’est-à-dire qui n’ont aucune expérience des drogues. L’année dernière, la capitaine Floriane B., dite « Chat Noir », a enquêté sur l’OD d’un étudiant en école de commerce. Un soir d’été, pour fêter l’obtention de son diplôme, le jeune homme s’est essayé à la cocaïne. Il a passé une nuit à boire de l’alcool. Au petit matin, son cœur a lâché. En audition, les parents ont déclaré que leurs fils ne touchait pas à ce type de drogue. Ce qui était probablement vrai deux jours plus tôt.
Le bâtiment indiqué par le professeur est une pile d’Algeco cachée au fond de l’hôpital. J’emprunte un escalier extérieur pour gagner le premier étage. La pièce est tapissée de dossiers, piles multicolores où se cachent de grandes addictions. « Un nouvel hôpital doit être construit dans quelques années, confie le professeur en lissant les plis de sa blouse. Pour l’instant, on doit se contenter de ces Algeco… » Son bureau ressemble à un bloc de fret prêt à être emporté par une grue. « Nous manquons de moyens…, déplore le chef de service. Ça explique pourquoi le nombre de morts par overdose est sous-estimé en France. Les décès qui surviennent à l’hôpital ne font pas tous l’objet d’une déclaration administrative, pourtant obligatoire. Comment faire autrement ? Les médecins sont submergés par la paperasse ! » C’est à prendre au sens littéral : le professeur travaille dans l’ombre tremblante de ses dossiers. L’absence de déclaration systématique des surdoses explique elle-même le faible ratio de la France au regard de ses voisins : on y recense sept overdoses par million d’habitants, contre une moyenne de vingt à l’échelle européenne.
Le chef de service précise que le terme « surdose » ou « overdose » n’est valable que pour les opioïdes. C’est bien un excès d’héroïne, de méthadone ou de Skenan qui entraîne le décès des consommateurs. La mort se produit alors par asphyxie : les poumons se figent, le cœur lâche, les membres deviennent bleus et gonflés. Entre eux, les médecins disent que le cadavre est « schtroumpfé ». En revanche, avec les substances psychostimulantes, comme la cocaïne ou la MDMA, une faible quantité peut suffire à provoquer un décès. Il n’y a pas « surdose » à proprement parler : les consommateurs succombent à des troubles cardiaques, des hyperthermies ou des défaillances multi-viscérales. Le terme exact pour désigner l’ensemble des trépas liés aux drogues est « intoxication aigüe ». « Il n’existe pas de dose standard pour les substances illicites, indique le professeur. Tout dépend de la vulnérabilité individuelle. J’ai vu un homme survivre à l’ingestion de cinquante pilules d’ecstasy – il s’agissait d’une tentative de suicide –, et un autre mourir pour en avoir avalé une seule. » J’essaie de rapporter ces principes aux affaires de l’unité Surdoses, dont je suis les enquêtes, comme celle qui nous a mis sur la piste du dealer Omar L.
Bruno Mégarbane abrite un regard coupant sous ses épais sourcils. Les professionnels qui évoluent dans l’univers des psychotropes affûtent instinctivement leur méfiance. « Celui-ci, est-ce qu’il ne taperait pas un peu de schnouffe par hasard ? », se demandent-ils au premier coup d’œil. J’ai l’impression que le chef de service me soumet à cet examen. Déformation professionnelle à laquelle je cède à mon tour, remarquant que le professeur partage un tic avec les cocaïnomanes : il fait glisser sa mâchoire inférieure de gauche à droite. L’esprit de suspicion hante le monde des stupéfiants. Quand les consommateurs ne s’imaginent pas être surveillés par la police, ils s’interrogent sur la qualité de leur produit. Est-il coupé ? Avec quelles substances ? Les drogues vendues en Occident sont mélangées à des adultérants qui permettent d’accroître les marges de profit. L’héroïne s’y prête bien : en France, son taux de pureté stagne autour de 15 %. À tel point que les laboratoires de veille lancent une alerte dès qu’une concentration supérieure est détectée. La cocaïne, elle, est une drogue plus délicate à « bastonner », selon l’expression policière : la baisse de qualité est immédiatement perceptible par les consommateurs. En réponse à une concurrence croissante, son taux de pureté est repassé au-dessus des 20 %. Qualité que les dealers appellent la « com », la cocaïne « commerciale ». Quand la pureté dépasse 50 %, ils parlent de « peufra », de « one », ou de « pata ».
Les drogues coupées avec des produits toxiques sont plus rares que ne l’affirment les légendes urbaines. À Paris, la brigade des stupéfiants ne garde qu’une affaire en mémoire, dans laquelle circulait de l’héroïne mélangée avec de la mort-aux-rats. « Les drogues obéissent aux lois ordinaires du commerce, rappelle Bruno Mégarbane. Si les trafiquants offrent des produits toxiques, les clients ne reviennent pas vers eux. Ils n’ont aucun intérêt à “tuer” la demande. Sans être toxiques, certains adultérants peuvent avoir de graves effets secondaires. C’est le cas du lévamisole, un médicament vétérinaire dont la présence est souvent détectée dans la cocaïne. Ce pesticide contre les vers intestinaux des porcins peut provoquer des troubles hématologiques et des nécroses de la peau. » Aux Pays-Bas, les grossistes proposent, en plus de la cocaïne, des produits de coupe trente fois moins chers que la drogue elle-même : lidocaïne – un anesthésique local –, phénacétine – un antalgique –, et bien sûr, lévamisole. À tout prendre, les brassages des fournisseurs expérimentés s’avèrent moins néfastes que les mixtures usinées à la va-vite par des trafiquants amateurs.
Le chef de service se montre parfois perplexe face aux symptômes présentés en salle de réanimation. Comment pourrait-il en être autrement si l’on songe qu’une nouvelle drogue apparaît chaque semaine en France ? « Par rapport à l’Angleterre ou aux pays scandinaves, nous sommes très en retard dans l’analyse toxicologique des nouveaux produits de synthèse (NPS), déplore le professeur. En France, les seuls laboratoires efficaces pour déterminer leur composition appartiennent au secteur privé. »
Les drogues touchent au circuit de la récompense, qui siège dans l’une des zones les plus archaïques du cerveau.
Contrairement à la plupart des espèces animales, l’homme a la faculté de modifier l’état de sa conscience. Il en use pour se déprendre de lui-même. Ces absences paraissent indispensables à la vie en société, à la tolérance de soi et des autres. La violence et la démesure qu’autrefois je trouvais moi-même dans l’alcool m’affranchissaient des règles communes, libérant une part inconnue, reptilienne, de mon être. Dans ces ablutions sauvages se cachait peut-être une forme de vérité.
« Les drogues touchent au circuit de la récompense, qui siège dans l’une des zones les plus archaïques du cerveau, explique Bruno Mégarbane. Les principes de son fonctionnement, qui reposent pour l’essentiel sur le médiateur de la dopamine, s’appliquent aussi bien à l’homme qu’à la souris. Sans ce système de récompense, il n’y aurait pas de sentiment de faim, de soif ou de plaisir. » L’addiction est à l’origine de la vie. Et pour plusieurs milliers de personnes, de son terme.