Au fil des écoutes, le profil d’Omar L. – que les enquêteurs tenaient au début pour un « tocard » – s’est étoffé. Placé sous étroite surveillance par le groupe Surdoses, dans le cadre de l’enquête sur l’OD d’un dentiste, Benoît Mulder (lire l’épisode 1, « Le dentiste a fait une overdose, Omar l’a tué »), Omar a le quotidien d’un post-adolescent à Sevran. Il traîne chez sa mère jusqu’à 16 heures. Jeux vidéo, déjeuner tardif, discussions au téléphone. À 16 h 30, il se rend souvent dans une agence Pôle emploi, où on le soupçonne de récupérer de la marchandise. Il repasse rapidement chez sa mère, sans doute pour conditionner le produit en sachets, puis rejoint le nord de Paris en scooter, où l’attend une flottille de deux ou trois livreurs. Ils se répartissent les clients par secteur, écoulant environ 50 grammes de cocaïne par soir, soit un kilo et demi par mois.
À présent, il apparaît comme le principal responsable logistique d’une « centrale ». C’est ainsi que la police nomme les réseaux organisés comme des plateformes d’achat, avec standard téléphonique et livreurs à domicile. Ces « cocaïne call centers » sont légion dans la capitale. Ils se livrent une concurrence acharnée. La capitaine Floriane B., dite « Chat Noir », a récemment retranscrit un SMS d’Omar destiné à ses clients : « Dispo avec la foudre ! 60 € le gr. Et 2 acheté, 1 offert. Ponctualité aux RDV. »
Le jeune dealer reçoit ses ordres d’un certain « Gencive », dont il a visiblement peur. Omar se montre aussi crémeux avec lui qu’autoritaire avec ses livreurs. Sur les écoutes, il n’est pas rare de l’entendre rappeler son personnel à l’ordre : « Tu te branles ou quoi, ma gueule ? Faut que ça aille vite ! L’autre y m’a encore mis la pression… ». Chat Noir et Émilie n’ont toujours pas réussi à identifier Gencive. Elles ont juste le numéro de sa « puce-merguez ». D’après les échanges interceptés, cet homme pourrait lui-même travailler pour une grande famille du 93. Face à l’ampleur inattendue du réseau, les enquêtrices ont demandé au magistrat une nouvelle commission rogatoire pour étendre leurs recherches. Ce « cocaïne call center » offre un curieux mélange de savoir-faire et d’amateurisme. Omar parvient à écouler des kilos, mais il doit emprunter le scooter de son petit-frère pour se déplacer. Le trafic est structuré, mais les « forces de vente », faute de véhicules disponibles, doivent parfois dealer en Heetch, l’application de covoiturage nocturne. La plateforme d’achat fonctionne sept jours sur sept, mais les livreurs prennent des pauses en douce dans les cybercafés pour disputer des parties de jeu vidéo en ligne.
Chaque soir, à la fermeture du call center, Omar collecte l’argent et rejoint un bar à chicha de Sevran. Les enquêteurs pensent qu’il y dépose la recette de sa journée. Floriane et Émilie se sont présentées dans le bar comme simples clientes, accompagnées par un vieil indicateur pour éviter d’attirer l’attention. Elles ont fumé des narguilés en attendant Omar. Deux voitures étaient postées à l’extérieur pour surveiller les allées et venues. Le responsable de la plateforme a rejoint le bar aux alentours de 22 h 30. Il n’est resté qu’une poignée de minutes, passant d’une table à l’autre. Son contact n’a pas pu être identifié. Les deux policières ont quitté l’établissement pour rejoindre la porte de la Villette, où attendaient les deux voitures de l’unité. Le groupe a fait un rapide debrief pendant que des femmes faisaient des passes debout derrière des camionnettes, au milieu du terre-plein qui s’étend sous le périphérique.
Pour les membres de l’unité, la prochaine étape de l’enquête consiste à « baliser » une Citroën Saxo près du bar à chicha de Sevran, une voiture utilisée ponctuellement par Omar et d’autres personnes non identifiées. Dans le lexique policier, on parle de « cloquer », ou de « pastiller » un véhicule. Selon les enquêteurs, cette Saxo servirait à stocker les livraisons mensuelles de la plateforme. Je patiente avec le major Yvan. C devant le bar à chicha, caché dans un « sous-marin », véhicule utilitaire maquillé. En planque, pour tuer le temps, on échange des paroles à la fois légères et essentielles. À plus de 50 ans, avec ses lunettes à monture noire et ses mèches rebelles, Yvan ressemble vaguement à un professeur de maths reconverti dans la publicité. Il est devenu policier un peu par hasard. Rien ne prédestinait ce fils d’une libraire parisienne à devenir fonctionnaire de police. C’est son père, médecin de campagne, qui lui en a soufflé l’idée alors qu’il était déjà inscrit en fac de lettres. S’il avait poursuivi ses études à l’université, le major s’emploierait peut-être en ce moment à formuler des commentaires en marge d’une copie, comme le fait son frère, professeur en neurobiologie. Il a préféré écrire des procès-verbaux et tenir un SIG-Sauer : plus d’action, plus de rencontres. Il est entré à la brigade des stupéfiants il y a près de trois décennies. C’est la mémoire vivante de l’unité : ses collègues le surnomment « Le Doyen ».
On va devoir prendre plus de précautions. Gencive et ses frères sont de beaux connards, des gars sérieux. Et ils savent comment on travaille.
Aux alentours de 23 h 30, le commandant et Chat Noir nous annoncent par talkie-walkie qu’ils ont identifié le contact d’Omar devant le bar, au volant d’une berline rutilante. Cet homme, appartenant à l’une des plus grandes familles de trafiquants de Seine-Saint-Denis, pourrait correspondre à la personne surnommée « Gencive » sur les écoutes. Officiellement au RSA. Condamné plusieurs fois, pour extorsion et trafic de stupéfiants. L’un de ses frères est encore en prison pour avoir tiré sur des policiers municipaux à Sevran. « Clairement, le dossier s’étoffe ! remarque Yvan. On va devoir prendre plus de précautions. Gencive et ses frères sont de beaux connards, des gars sérieux. Et ils savent comment on travaille. Mais c’est quand même une super nouvelle. Si on réussit à péter cette famille, on n’aura pas perdu notre temps. »
Deux jeunes sortent du bar à chicha pour enfourcher un scooter. Les phares du deux-roues irradient soudainement l’habitacle du sous-marin. Le Doyen et moi plaçons une main devant nos yeux. Les deux jeunes s’arrêtent à notre hauteur. L’un d’eux toque sur la vitre-conducteur.
« Qu’est-ce que vous foutez là ?
On part pour Rungis, on attend des employés, fait Yvan sur le ton du type qui ne veut pas d’ennuis.
Dégagez, vous n’avez rien à faire ici.
Les gars, faut se calmer, on est juste en train de bosser… »
Le Doyen démarre le sous-marin et s’éloigne en pestant : « Putain, j’espère que ces deux connards ne nous ont pas détronchés… » Nous reprenons la direction de Paris. À hauteur de la porte de la Villette, un message du commandant dissipe ses inquiétudes : « Scooter pas revenu au bar. Saxo pastillée. On lève le dispo. »