Des lambeaux de plastique affleurent la falaise sur plusieurs dizaines de mètres. Plus loin, d’énormes amas de ferraille rouillent le sable. Sur les galets reposent des câbles électriques, des pneus, des radiateurs. On trouve aussi du caoutchouc et des plaques d’égout. Mais surtout des tonnes et des tonnes de gravats, souvent emballés dans du plastique ou dans du tissu qui semble venir des sixties. Bienvenue au Havre, sous les falaises du plateau de Dollemard, dans le nord de la ville. S’aventurer ici, c’est plonger brutalement dans l’archéologie de notre société de consommation, ou plutôt de ses déchets. Et ce sera l’objet de cette enquête.
Au milieu du XIXe siècle, le site de Dollemard a inspiré plusieurs peintres impressionnistes. Une dizaine de tableaux de Monet et de Manet montrent ces falaises, ces galets mais aussi des voiliers ou des bourgeoises sous ombrelle qui passaient là. Transformé depuis en poubelle, l’endroit a été déserté. Dans la deuxième moitié du siècle dernier, et durant des décennies, des milliers de tonnes de détritus y ont en effet été balancées. Les camions approchaient dos au vide, soulevaient leurs bennes, c’était fait. Au fil des années et de l’érosion de la falaise, les déchets se sont effondrés, s’effondrent et vont s’effondrer encore longtemps sur la plage et jusque dans la mer.
Peu à peu, ces rebuts se collent, se mêlent et s’hybrident au milieu naturel. La falaise les arrache, les recouvre puis les jette dans les vagues qui vont les déplacer, les avaler et les décomposer au fil des jours. Ce qu’on croit être des galets sont souvent d’anciens morceaux de carrelage, de verre, de murs, de trottoirs et de bitume qui ont été polis par la mer. Des fleurs en plastique émergent parfois de la falaise, comme si le printemps venait de les faire germer.
Ces déchets sont anonymes et ont été oubliés, comme nous oublions chaque semaine ceux que nous confions aux camions-poubelles. Plusieurs historiens de la ville et un militant écologiste du coin que nous avons contactés nous ont dit ne pas savoir qu’une vieille décharge se trouvait à cet endroit. Parmi les Havrais que nous avons interrogés, une minorité en avait vaguement entendu parler. Rares sont ceux qui peuvent la situer avec précision, et aucun ne s’est jamais aventuré sur place.
On les comprend. D’abord, c’est chiant de marcher longtemps dans les galets. Et puis, à quoi bon ? Les majestueuses falaises d’Étretat sont campées à une petite vingtaine de kilomètres plus au nord. Alors qu’ici, ça devient vite dangereux quand des bouts de métal sournois surgissent du sol ou quand on tape le pied dans un vieux bidon barré de sigles toxiques qui laisse suinter un liquide blanchâtre.
Cette décharge sauvage renferme toutefois de surprenantes trouvailles. Des tombes, par exemple. Pour les apercevoir, il faut attendre que la mer se retire. Il faut ensuite longer les plages vers le nord, depuis Le Havre. On doit dépasser un endroit que certains appellent « la plage du bout du monde », puis marcher au moins une heure dans les galets, sans tomber.
Alors, on les aperçoit, juste avant un énorme bout de falaise effondré. Au moins cinq pierres tombales sont tombées là. Le vent, le sable et l’eau salée ont épargné certaines inscriptions. On peut déchiffrer les noms et les dates de naissance et de décès de ceux qui ont jadis reposé sous deux de ces pierres. Des membres de la famille James et de la famille Bouissonnie. Pour ces curieux déchets comme pour d’autres, nous allons essayer de comprendre comment ils sont arrivés là. Nous allons nous lancer à la recherche des familles James et Bouissonnie. Nous allons en faire de même avec les bouchons rouges, orange et verts gravés « Rendez la bouteille vide avec ce bouchon merci » qu’on trouve un peu partout sur cette plage. Nous essayerons donc de les rapporter, comme demandé. Mais à qui ? Enfin, sur des bâches, des sacs, des bouteilles et des bidons, certaines marques et certains codes sont encore lisibles : nous allons aussi exploiter ces indices.
Pas pour retrouver et tancer les coupables, ils sont sûrement trop nombreux et il y a probablement prescription. Mais pour comprendre comment nos très récents ancêtres ont pu faire d’un site naturel majestueux une gigantesque décharge, et comment cette hérésie a aussi facilement disparu de la mémoire collective. Nous essayerons de savoir si cette histoire un peu folle est unique où si elle s’est répétée ailleurs ou même si elle se répète encore, peut-être sous d’autres formes. Pour comprendre, finalement, ce que raconte ce dépotoir de notre rapport à la consommation et aux déchets que nous produisons. Petits spoiler : en épluchant quelques quotidiens régionaux français, on a trouvé sans forcer de nombreuses histoires semblables à celle de Dollemard sur les seules dix dernières années.
Au début du mois d’avril, des chercheurs de l’Institut Alfred Wegener pour la recherche polaire et marine, installé à Bremerhaven en Allemagne, ont regroupé les données de plus de 1 300 études scientifiques menées sur les déchets marins. Ils en ont tiré une carte – où les ronds violets représentant des tonnes de déchets couvrent d’immenses zones du globe – ainsi qu’une vidéo qui montre comment la planète s’est transformée en poubelle depuis les années 1960.
Sur ces cartes, un territoire semble assez préservé : l’océan Arctique. Normal, direz-vous, il se trouve si loin des grands foyers de présence humaine. La vérité, c’est que ce vide venait d’un manque de recherches. Trois semaines après leur publication, une autre étude corrigeait ce manque en exploitant des prélèvements d’eau faits dans l’océan Arctique par la goélette scientifique Tara. Selon ses auteurs, il y aurait dans ces eaux glaciales des centaines de tonnes de plastique, et notamment plusieurs centaines de milliards de morceaux de plastique de la taille d’un grain de riz. L’histoire de ces déchets et de leur monde va nous faire partir très loin.