Il y a forcément eu un déchet originel. Quelqu’un qui a jeté un premier détritus du haut des falaises de Dollemard. Et quelqu’un qui a carrément commencé à y balancer ses gravats par camions entiers (lire l’épisode 1, « Enquête à la décharge »). Mais quand ? Et était-ce en cachette, de nuit, ou alors tranquillement devant tout le monde ? Quand on évoque le sujet de l’ancienne décharge des falaises de Dollemard, le service de communication de la ville du Havre répond, gêné : « C’est un dossier historique. » L’élément de langage et le ton employés semblent désigner un sujet compliqué, hérité comme un fardeau des mandatures précédentes.
Marc Migraine, adjoint au maire du Havre chargé de l’Environnement, essaie de minimiser : « Ce n’est pas non plus si grand, ce n’est pas si impressionnant que ça comme volume de déchets. Et les gens qui font du bateau ne se plaignent pas de déchets dans la mer à ma connaissance. » On vous laisse vous faire votre propre appréciation avec les photos présentes dans cet épisode.
L’élu suppose que les déchets ont été déversés pendant les décennies 1980 et 1990, avec le concours des propriétaires des terrains. Mais il n’a pu nous dire si la pratique était légale. Quand on l’a interrogé sur les déchets municipaux qu’on y a trouvé, notamment des pierres tombales, il répond qu’il ne sait pas. Devant ces nombreuses questions en suspens, un responsable technique de la mairie reconnaît : « Il y a eu des pertes d’informations au fil du temps. »
Cette amnésie du déchet est loin d’être limitée au cas havrais. Pour s’en rendre compte, il suffit de se demander ce que les détritus de nos parents sont devenus, et d’essayer de trouver des réponses précises sur le sujet. Les reportages télévisés disponibles sur le site de l’INA (Institut national de l’audiovisuel) sont un bon moyen de découvrir des choses hallucinantes à ce titre. L’un d’eux s’en prend en 1973 aux dangers de la décharge installée sur « l’île Fleurie » de Carrières-sur-Seine, dans les Yvelines. Qui s’en souvient ? Aujourd’hui, l’île abrite un golf décrit sur son site internet comme « une véritable oasis de calme et de verdure, à seulement dix minutes de Paris-La Défense ».
Un autre reportage de l’émission La France défigurée diffusé en 1972 sur la première chaîne de l’ORTF montre une montagne de 300 m de long et de 30 m de haut qui grandissait à Caen, à quelques centaines de mètres des habitations. La puanteur et les rats dérangent bien sûr les riverains. Interrogé par un journaliste, le docteur Duncombe, adjoint au maire de Caen, justifie ainsi l’aberration : « Quand on a créé cette décharge, on était à 3 km des premières habitations, c’était parfaitement normal. » Depuis, explique l’élu, la ville s’est agrandie et, par conséquent, s’est rapprochée de la décharge. La faute à pas de chance, quoi. Heureusement, cette colline va bientôt être recouverte de terre pour devenir un « parc de jeu idéal ». « Voilà une excellente idée », conclut le reportage.
Faire un tas avec nos rebuts, l’arroser parfois en cas d’incendie, puis le recouvrir de terre quand la gêne devient trop importante. Et tâcher d’oublier. Cette « excellente idée » a été utilisée des milliers de fois en France. Certains chercheurs estiment à plusieurs dizaines de milliers, voire près de 80 000 le nombre d’anciennes décharges en France, allant du petit trou vite rebouché en périphérie d’un village aux monts de déchets autour ou dans les grandes villes, en passant par les décharges côtières et anciennes carrières remplies par des camions de détritus.
L’ONG Robins des bois a inventorié une partie des plus récentes – celles qui ont été interdites entre 1992 et 2002 – et a enquêté sur ce qu’elles sont devenues. Dans ses conclusions, on peut lire :
« - Les déchets sont restés le plus souvent sur place.
- Sauf exception, il n’y a pas de suivi de la qualité des eaux souterraines.
- La mémoire de ces pratiques anciennes et de ces points noirs tend à s’estomper.
- Les maires ou les services de la mairie disent dans leur majorité avoir une bonne connaissance des familles de déchets déposés mais sont imprécis sur les volumes.
- Les solutions les moins coûteuses pour la réhabilitation ont été privilégiées.
- Les sites ont été remodelés et recouverts de matériaux plus ou moins étanches. »
Certaines décharges à ciel ouvert restent autorisées, certes avec des conditions beaucoup plus strictes. D’abord, avant d’être enterrés, les déchets sont maintenant entourés de géotextiles et de membranes étanches. Les plus ronchons se demanderont combien de siècles ces textiles resteront imperméables. Mais l’avancée pour la protection de l’environnement est déjà énorme, même en comptant les nombreux ratés récents.
Ensuite, seuls deux types de déchets peuvent être menés à la décharge. D’une part, les déchets inertes (bétons, tuiles, terres non polluées, encombrants non recyclables), et d’autre part, les déchets ultimes, à savoir les déchets que l’on n’est capables ni de recycler, ni de brûler. C’est notamment le cas chaque année d’environ un million de tonnes de mâchefers, ces matières qui résultent de l’incinération des déchets. À force d’exceptions, on arrive à de gros volumes, et l’enfouissement reste donc largement utilisé en France : au moins un quart des déchets collectés finit sous terre.
En refoulant sous la terre, on efface une réalité, on la plonge dans l’oubli.
Surtout, l’amnésie programmée persiste. On appelle ça maintenant « l’intégration paysagère du site ». Dans sa thèse consacrée au déchet, l’anthropologue Fanny Pacreau analyse les ressorts psychologiques du procédé : « En refoulant sous la terre, on efface une réalité, on la plonge dans l’oubli. Telle qu’elle est appliquée ici, l’intégration paysagère semble mettre en œuvre un mécanisme d’occultation. La prairie est une chape interdisant désormais de toucher ou de dire ce que l’on ne voit plus. Elle matérialise un seuil, celui où la pensée s’arrête. »
Le Havre a beau être doté de la plus grande décharge côtière à ciel ouvert de France, l’amnésie y a aussi bien fonctionné qu’ailleurs. Faute de réponses officielles, on a décidé de jeter quelques bouteilles à la mer pour mieux connaître l’histoire de ce lieu. On vous passe les détails, mais on remercie les services des archives municipales de la ville qui ont bien voulu nous aider dans nos démarches parfois alambiquées et on s’excuse auprès des nombreux homonymes des anciens protagonistes de cette histoire qu’on a sollicités par erreur.
Tout le monde déversait à la falaise, les entreprises de BTP mais aussi les particuliers, ça ne choquait pas.
Ces démarches nous ont beaucoup appris. D’abord, que les jets depuis les falaises ont duré au moins quarante ans. Des quais de déchargement des déchets étaient déjà installés au début des années 1960 et des entreprises continuaient à les utiliser jusqu’au début des années 2000. Concernant le tonnage, on s’est rendu compte que l’estimation donnée par l’élu Marc Migraine semble très légère. Celui-ci chiffre à 400 000 tonnes la quantité de terres mêlées à des déchets à nettoyer sur place. Mais selon des archives de presse que nous avons pu consulter, les professionnels du bâtiment estimaient pourtant encore les déversements à 500 000 tonnes par an en 1994 ! Et, en tout, 17 sites de déchargements ont été utilisés tout le long des falaises, selon les mêmes articles. Eugène Magoarou, ancien membre du bureau de la Fédération du bâtiment et des travaux publics du Havre, confirme le recours massif à la décharge sauvage pendant plusieurs décennies : « Tout le monde déversait à la falaise, les entreprises de BTP mais aussi les particuliers, ça ne choquait pas. » Quand il dit « tout le monde », l’ancien entrepreneur du bâtiment parle aussi de lui-même. Celui qui militera dans les années 1990 pour l’interdiction de la décharge reconnaît en effet avoir fait déverser par ses employés des gravats aux falaises dans les années 1970.
Surtout, on a découvert que l’affaire n’a pas concerné que quelques roublards et qu’il n’est pas du tout exact que la ville du Havre n’a jamais rien eu à voir là-dedans. Un arrêté municipal datant de 1989 a ainsi autorisé « en tête et en pied de falaise à Dollemard la création et l’exploitation d’une zone de remblais en matériaux inerte » par quatre entreprises familiales. En clair, le texte dit ceci : il existe déjà une décharge sauvage impossible à nettoyer, autant la rendre légale pour pouvoir contrôler ce qu’il s’y passe. Pourtant, une étude géologique publiée en 1984 dans les Annales du muséum du Havre avait déjà montré que les mouvements de camions sur les falaises provoquaient des éboulements.
L’autorisation sera retirée dès 1994 devant les infractions permanentes au règlement. Mais (on l’a compris grâce aux archives personnelles de Pierre Dieulafait, président de l’association Écologie pour Le Havre, que nous remercions lui aussi pour son aide) le simple argument du fait accompli a suffi pour que se poursuivent encore longtemps les pires saloperies. Un article de Liberté Dimanche expliquait par exemple, en mars 1997 : « Les entreprises se sentent suffisamment protégées pour jeter à la falaise les gravats des chantiers des collectivités locales au mépris de la loi. Une raison à cela, le pragmatisme qui veut que si l’on ferme la falaise, des dizaines d’autres décharges sauvages vont s’ouvrir partout dans le pays de Caux. » L’article précisait qu’« aucune intervention contraignante n’est menée par les pouvoirs publics ».
Beaucoup des protagonistes sont aujourd’hui décédés. Grâce à un long bouche à oreille, on a retrouvé certains de leurs descendants, notamment les enfants des propriétaires des terrains côtiers qui avaient décidé de transformer leur bout de planète en décharge. Ces « fils et filles de » nous ont au choix raccroché au nez, ou juré n’être au courant de rien. Les jets de déchets semblent s’être arrêtés au début des années 2000, quand la municipalité a retiré des contrats de démolition à des entreprises prises en flagrant délit et quand le montant des amendes a augmenté. Mais, en 2012, le maire du Havre de l’époque aujourd’hui Premier ministre, Édouard Philippe, déplorait encore : « Il faut arrêter de prendre ce lieu pour une décharge à ciel ouvert et mettre fin à l’urbanisation anarchique qui s’est développée dans ce quartier. »
C’est dire l’impuissance de la ville, victime honteuse de la délinquance détritique. Elle finance depuis 1995 une association d’insertion, Aquacaux, pour ramasser ce qui tombe sur la plage et qui n’est ni trop gros ni trop dangereux. Chaque année, leurs salariés ramassent plusieurs dizaines de tonnes de matières. À ce rythme, le nettoyage pourrait prendre des siècles. En 2011, Le Havre a commandé et financé une étude sur l’impact de la pollution et sur les alternatives au ramassage actuel. Les services concernés ont bien voulu nous laisser consulter ce document dans leurs bureaux.
Plusieurs analyses ont été menées sur des prélèvements d’eau, de sol et de gaz à différents endroits du terrain. Sont-ils suffisants ? Quelques dépassements des seuils de dangerosité ont été constatés. Est-ce inquiétant ? Est-ce représentatif d’une pollution importante en certains endroits, par exemple là où l’on remarque la présence massive de renouée du Japon, une plante envahissante qui aime les sols pollués ? L’étude évoque aussi plusieurs solutions de nettoyage du site, notamment la possibilité, chiffrée à plusieurs millions d’euros, d’utiliser des engins de chantiers pour creuser à même les falaises. Serait-ce préférable ?
« La solution mise en place avec Aquacaux n’est pas satisfaisante mais n’est pas si mal finalement », estime Marc Migraine qui conclut, en s’appuyant sur l’étude, que les alternatives soit sont trop coûteuses, soit risquent de dégrader le site. On aurait aimé recevoir une copie de ces travaux pour confirmer ses conclusions avec des spécialistes indépendants. Malheureusement, le souci de transparence de la municipalité n’allait pas jusque là.
Le géographe Jean Gouhier – inventeur d’une discipline scientifique appelée rudologie et consistant à analyser ce que les sociétés humaines jettent et ce qu’elles font de leurs déchets – aimait répéter : « Une société est à l’image des déchets qu’elle se crée. » On voudrait lui donner tort. Parce qu’en plongeant dans ceux du Havre, qui sont représentatifs des pratiques françaises depuis un demi-siècle, on a vu beaucoup de lâcheté et bien peu de soucis du lendemain.