Habituellement, je laisse les volets qui donnent sur le boulevard ouverts. Cette fois, je les avais fermés. Au petit matin, je n’entends plus un bruit. Le quartier est entièrement bouclé. Le carrefour, d’habitude si bruyant, est vide. Pas une seule voiture ne passe. Il n’y a plus de circulation. Tout est figé, calme. Seules les silhouettes sombres des policiers barrent l’horizon. Leurs uniformes sont les seules tâches verticales. Je les regarde stationner sur le bitume déserté. Autour du Bataclan, ils ont dressé des barrières, boulevard Voltaire et rue Oberkampf. Déjà, des gens se massent aux barricades des forces de l’ordre, à l’extérieur de ce no man’s land. Nous habitons au croisement de ces artères coupées du reste de la ville. C’est un périmètre de désolation.
D’ordinaire, le quartier est en ébullition, à l’image de cet arrondissement, l’un des plus actifs et densément peuplés de Paris. Entre République et Bastille, les cadres – de plus en plus nombreux – y représentent aujourd’hui 30 % de la population, les ouvriers et employés 18 %. Un tiers des habitants est propriétaire, alors que le prix de l’immobilier flambe aujourd’hui à 7 500 euros le mètre carré, quand 12 % sont locataires d’un logement social. C’est moins que la moyenne parisienne. Le week-end, les rues y sont toujours irriguées de promeneurs et les terrasses pleines.
Cosmonaute de papier
J’hésite à sortir. Par la fenêtre, je demande à un policier si on peut quitter son domicile et y revenir. Il me répond qu’il faut impérativement que je sois munie d’une pièce d’identité et d’un justificatif de domicile, une quittance d’électricité par exemple. En face, au café le Baromètre, un fonctionnaire de la police scientifique fait une pause. Il est vêtu d’une combinaison blanche, des chaussons de plastique bleu recouvrent ses souliers. Je crois qu’il fume une cigarette, cosmonaute de papier entre deux scènes d’horreur. Le matin, ils évacuaient encore des cadavres du Bataclan.
Tuyen m’invite à passer la journée chez lui, nos enfants sont amis. La veille, on s’est beaucoup téléphoné : comme moi, il était seul avec ses enfants lors de l’attaque. Sa femme était dans un restaurant du quartier et n’a pas pu les rejoindre. Les policiers ne laissaient passer personne ; mon compagnon s’est fait mettre en joue à trois maisons de chez nous alors qu’il tentait de nous retrouver. Tuyen habite juste à côté du Bataclan, au quatrième étage. Son appartement donne directement sur ce qui est devenu une scène de crime. Lui aussi réside de l’autre côté des barrières, à l’intérieur de cet espace momentanément sanctuarisé. Quand je pousse la porte de mon immeuble, seule avec mes enfants, je suis happée par le vide. Dans cette ville, personne n’est habitué au silence.
Je sors du périmètre sous le regard des badauds. Beaucoup de journalistes sont groupés là, les camionnettes des régies télé sont installées non loin. Je sais qu’ils abordent les riverains pour trouver d’éventuels témoins qui étaient « aux premières loges ». Je regarde par terre et je marche vite. Je fais quelques courses, mon frigo est vide et j’imagine qu’il va falloir tenir quelque temps.
Je retrouve Tuyen. Ensemble, nous fendons la masse des journalistes et pénétrons à nouveau dans la zone bouclée. Des blessés ont été soignés dans la nuit devant son immeuble. Sur le trottoir gît un foulard ensanglanté. Devant la porte, une paire de chaussures a été laissée là. Noires, virgule blanche. Elles tiennent droit, comme si leur propriétaire s’était déchaussé calmement, ce qui me semble impossible. Depuis le balcon de Tuyen, je regarde dehors. Des bâches dérobent à la vue de la rue l’entrée du Bataclan, un tracé blanc délimite au sol l’emplacement d’un cadavre. Des policiers s’affairent encore. À la terrasse du Bataclan Café qui jouxte la salle de concert, j’aperçois l’une des tables de bistrot renversée et une chaise à terre. Depuis la veille, rien n’a bougé. Le décor est de glace.
À l’intérieur, on se tient chaud. On regarde les infos sur nos téléphones, on évite d’allumer la télé. Les enfants jouent avec des armes imaginaires, un bâton, une épée. Ils miment des scènes de guerre. Le plus petit, qui a 4 ans, a ressorti son déguisement complet de policier, casquette comprise. Sa mère me glisse que c’est la première fois qu’il s’en sert.