Comme journaliste, on est rarement un témoin involontaire. On se bat au contraire pour être au plus proche d’un événement, pour voir de nos yeux, entendre de nos propres oreilles. Le soir des attentats dans le quartier du Bataclan, les médias ont été tenus à l’écart par les policiers. J’étais, moi, sans le vouloir, au cœur de cette enclave. Mais sur le moment, je n’ai eu aucun réflexe professionnel. C’est venu plus tard, difficilement, pressée par d’autres.
J’habite à sept numéros du Bataclan ; à 120 mètres et deux minutes à pied selon Google Maps. Je suis au premier étage, on voit la salle de spectacle depuis chez moi. Ce soir-là, j’étais seule avec mes enfants. J’ai entendu la fusillade. Ce n’était pas une rafale, mais des coups secs, rapprochés, des tirs de sang froid.
J’ai tout de suite pensé à un attentat. J’ai ouvert ma fenêtre et j’ai vu des gens courir, s’éloigner du Bataclan et se réfugier vers la rue Oberkampf. Je me suis tournée vers mes enfants et j’ai dit : « Il se passe quelque chose de grave. » Mon fils de 10 ans a crié qu’on allait mourir. Celui de 5 ans n’a pas dit un mot. On s’est réfugiés dans la cuisine, la seule pièce qui ne donne pas directement sur la rue, j’ai apporté des matelas, des couettes. Cela a duré plusieurs heures, je consultais les infos et des messages de mes proches sur mon téléphone pendant que mes enfants enchaînaient sur un ordinateur Angélique, Marquise des anges, OSS 117 et des dessins animés. Nous étions assaillis par le bruit répété des fusillades, chaque fois suivies de silence, jusqu’à la fin. C’était un soir de terreur.
Les rescapés du Bataclan, ceux qui n’étaient pas physiquement blessés, ont été accueillis au Baromètre, le café situé en face de chez moi, réquisitionné par la préfecture de Police. Sortis directement de la salle de concert, ils étaient en T-shirt ou en chemise, parfois drapés dans des couvertures de survie aux reflets dorés. Ils ont répondu aux questions des policiers, puis ils sont repartis dans la nuit, hébétés d’être survivants. Je n’en ai vu aucun pleurer. À bord de bus affrétés par la RATP, immobilisés en pleine nuit au milieu de la chaussée, ils attendaient d’être évacués, hagards ; un homme et une femme qui ne parvenaient pas à se lâcher des yeux se sont rapprochés pour s’enlacer sous la lumière blafarde. Je suis restée longtemps hypnotisée derrière la fenêtre à les regarder. Ils sont partis avant l’aube.
D’ordinaire
Ce journal de bord s’accompagne d’autres récits et s’intègre dans une narration à plusieurs voix pour raconter la France d’après. Ceux qui étaient là et doivent réapprendre à vivre, des députés de gauche placés face à des décisions inédites, des citoyens musulmans assignés à la résidence pour une durée indéterminée… Que se passe-t-il lorsque le choc est passé, lorsque l’émotion commence à se dissiper et l’attention médiatique à se relâcher ? Les attentats du 13 Novembre ont eu, ont et auront des répercussions dans notre quotidien aussi bien que dans la vie politique. Ce sont ces changements, spectaculaires ou souterrains, volontaires ou insidieux, que Les Jours veulent raconter.
Patrick Bloche, ancien maire du XIe arrondissement
Le 13 novembre au soir, Patrick Bloche, député PS, était à l’Assemblée nationale, savourant le vote du budget qui clôture un très long exercice parlementaire, quand il a été mis au courant des attaques. Il s’est rendu en catastrophe au commissariat du XIe. Là, aux côtés du maire actuel de l’arrondissement, François Vauglin (PS), il a suivi en temps réel le déroulé des attentats, de la prise d’otage du Bataclan et de l’assaut final. Puis vers une heure du matin, il s’est rendu à la mairie pour participer à l’ouverture d’un lieu d’accueil pour les évacués du Bataclan. Très vite, les victimes prennent un visage douloureusement familier ; notamment celui de Victor, 24 ans, le fils d’amis de toujours dont la mère est élue de l’arrondissement, fauché en terrasse rue de Charonne.
Barbara Romagnan, députée inquiète
La députée socialiste Barbara Romagnan était dans sa circonscription, à Besançon (Doubs). Elle s’est tout de suite sentie très inquiète de la réponse politique qui allait être apportée. Elle a immédiatement pensé qu’il ne fait pas bon avoir une tête d’Arabe. Dans ce moment d’émotion, elle n’a pas voulu tout de suite proférer elle-même une parole politique et a relayé la réaction du Premier ministre norvégien après les attaques d’Oslo : « Nous allons répondre à la terreur par plus de démocratie, plus d’ouverture et de tolérance. » Elle ne le sait pas encore, mais elle sera l’une des rares à voter, quelques jours plus tard, contre le prolongement de l’état d’urgence pendant trois mois, annoncé en direct dans la soirée par le président de la République.
Jean-Jacques Urvoas, maître-d’œuvre de l’état d’urgence
Député PS et président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas est arrivé dans sa circonscription à Quimper en fin de journée. En pleine campagne pour les élections régionales, il devait y inaugurer une salle de spectacle. À 19 h 18, il postait un tweet où on le voit poser avec des militants socialistes. Plus tard, quelqu’un commentera : Sur la photo, personne n’imaginait que l’horreur était en marche sur Paris
. À 21 heures, Jean-Jacques Urvoas est rentré chez lui, « complètement claqué ». Quand les premiers coups de feu éclatent à Paris, il dort. Il reçoit un coup de fil d’un « copain » un peu avant 23 heures : Tu as vu ce qu’il se passe ?
« Je dormais, dit-il aujourd’hui. Sa phrase a résonné faiblement à mes oreilles. Il m’a dit d’allumer la télé, ce que j’ai fait, je suis resté devant jusqu’à une heure et quelques. »
À 23 h 45, le président de la commission des lois livre une première analyse en 140 signes : Leur stratégie est celle des “mille entailles” : nous infliger une multitude de coups pour tenter de nous terrasser. #FaireFace #fusillade.
Puis un autre tweet pédago. Quand j’ai vu à minuit que le président Hollande proclamait l’état d’urgence, je me suis jeté dans mes manuels. C’est pour cela que dans mon deuxième tweet j’ai fait référence à la loi de 1955 sur l’état d’urgence. Je craignais la confusion entre l’état d’urgence, l’état de siège et les pleins pouvoirs, et j’espérais ainsi me rendre utile.
L’état d’urgence est un régime exceptionnel organisé par la loi n° 55-385 du 3 avril 1955.
Jean-Jacques Urvoas n’a pas reçu d’autres appels dans la soirée. Il faut dire que depuis l’an dernier, il a pris la décision de changer de numéro et de ne le donner à personne. C’est donc son assistante qui a répondu aux nombreuses sollicitations de médias. Je lui ai donné comme consigne de tout refuser ; je ne trouvais pas ça décent d’être dans le commentaire immédiat, sans aucun recul.
Le sommeil qui a suivi fut, se souvient-il, léger et sans quiétude
. Deux jours plus tard, le député sera chargé par Manuel Valls de travailler sur la prolongation de l’état d’urgence et deviendra le rapporteur du texte, voté quelques jours plus tard par la quasi-totalité des députés. À l’exception de six, dont Barbara Romagnan.
Vincent, musulman bientôt assigné à résidence
Vincent, 32 ans, était chez lui, à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis). Sa femme l’a prévenu qu’il y avait une fusillade, il n’a pas calculé
et s’est rendu à un rendez-vous avec un copain du quartier. Il n’a réalisé que le lendemain qu’il y avait eu des attentats, quand un pote
qui était au Stade de France le vendredi 13 lui a dit qu’il avait entendu les explosions. Ce même copain, qui travaille chez un imprimeur, avait été le premier à le prévenir lors de l’attaque contre Charlie Hebdo. Deux semaines plus tard, Vincent, musulman converti, sera assigné à résidence dans le cadre de l’état d’urgence.
Les Jours vont suivre pendant plusieurs mois ces députés confrontés à l’état d’urgence, ces citoyens dont la vie a basculé, ces habitants meurtris après le 13 Novembre. Il y aura du « je », du « ils », du « nous ».