Le soulagement aura été bref. Avec leur arrivée triomphale, un an seulement après le début de la pandémie, les vaccins à l’efficacité spectaculaire promettaient de mettre le Covid-19 au tapis. On nourrissait bien quelques inquiétudes, surtout en France, quant à l’attitude des vaccino-sceptiques qui risquaient de laisser des trous dans la couverture vaccinale… Mais l’espoir d’une sortie de crise salutaire était bien là. Puis, il y eut (et il y a toujours) ces satanés problèmes de calendrier : approvisionnement, logistique, distribution… Depuis la vaccination de Mauricette, les piqûres ne s’enchaînent pas aussi vite qu’espéré, et le taux de frustration grimpe aussi vite chez les médecins que celui des contaminations chez les patients. Mais maintenant, il y a pire : les vaccins vont devoir relever un défi posé in extremis par le virus lui-même : celui des variants.
« Variant ». Le terme vient de rejoindre ceux de « PCR », « anosmie », « hydroxychloroquine », « cluster », « asymptomatique », « FFP2 », « hydroalcoolique » et « R0 » dans le nouveau registre naturel de nos conversations quotidiennes. Signe qu’après s’être spécialisés en épidémiologie, en immunologie et en protocoles de soins intensifs, on va tous devoir se mettre… à la génétique. Parce que voilà : un virus, ça mute énormément. Surtout un virus à ARN, comme le coronavirus. Il faut savoir que celui-ci se présente comme une particule assez rudimentaire, composée d’une enveloppe renfermant un simple brin d’ARN, qui porte un génome d’environ 30 000 bases (à titre de comparaison, l’ADN humain compte 3 milliards de paires de bases). Avec si peu d’éléments, les virus (contrairement aux bactéries) sont incapables de se reproduire seuls. Ils doivent infiltrer une cellule vivante. On sait que le Sars-CoV-2 pénètre les cellules humaines en s’arrimant à un de leurs récepteurs grâce à ses spicules, les petits picots qui couronnent son enveloppe. Une fois à l’intérieur, le virus se débarrasse de son enveloppe et son ARN prend le contrôle de ce que l’on appelle la « machinerie cellulaire ». Les ribosomes (des usines miniatures qui servent habituellement à produire les éléments nécessaires à la vie de l’organisme, selon les instructions envoyées par l’ADN du noyau cellulaire) stoppent toute activité normale et passent à l’ennemi : ils se mettent à déchiffrer l’ARN du virus, pour le répliquer, et à fabriquer les protéines de son enveloppe. Le tout (ARN + enveloppe) est ensuite assemblé et le nouveau virus ainsi constitué peut partir à l’assaut de cellules fraîches, pendant que d’autres répliques sont fabriquées à la chaîne dans cette première cellule vouée à la destruction. Et c’est ainsi qu’on tombe malade.
Seulement voilà : les ribosomes ne sont pas infaillibles. Ils commettent parfois des erreurs, plaçant une base à la place d’une autre (substitution), en oubliant une ici (délétion) ou en ajoutant une autre (insertion) un peu plus loin. En général, ces mutations, qui surviennent complètement au hasard, n’ont pas d’effet sur le fonctionnement du virus, qui poursuit tranquillement sa route et ses réplications. Mais parfois, l’erreur entrave le bon fonctionnement du virus ; le mutant s’éteint alors, sans avoir pu se reproduire. Dans certains cas, à l’inverse, l’erreur est « constructive » : elle confère un avantage au virus. Elle lui permet de gagner en efficacité par rapport à ses congénères non mutés. La sélection naturelle, théorisée par Darwin, fait alors loi : ces individus, plus efficaces que les autres, se reproduisent mieux, et leurs gènes finissent par s’imposer dans la population virale, via leurs descendants.
C’est exactement ce qui s’est passé pour le variant dit « anglais », ou « B.1.1.7 ». Celui-ci comporte dix-sept mutations récentes, dont huit sont situées sur le spicule. Parmi celles-ci, la mutation dite « N501Y » attire toutes les attentions. On la retrouve dans les variants dits « sud-africain » et « brésilien », et elle semble conférer au virus un pouvoir de contagion bien supérieur aux virus non mutés, en améliorant l’affinité entre le spicule et son récepteur cible. Pour le dire plus simplement, la géométrie du spicule, avec cette mutation, lui permet de s’accrocher encore plus fermement à nos cellules, comme une pièce de puzzle encore plus précisément complémentaire.
Autre mutation sur le spicule, la délétion « H69-V70 » (la suppression des 69e et 70e acides aminés du spicule) semble aussi lui conférer un avantage. Résultat : le variant B.1.1.7 est à peu près 50 % plus transmissible que les autres ! Un atout énorme qui lui a permis de devenir en quelques mois le variant principal en Grande-Bretagne. En France, où il est déjà présent, l’Inserm prévoit qu’il sera dominant dès le mois de mars. Heureusement, d’après les laboratoires pharmaceutiques, qui ont récemment réalisé des tests sur du sérum de patients vaccinés, les vaccins restent efficaces contre la mutation N501Y.
Mais le variant qui inquiète le plus, c’est celui qui est apparu au Brésil et au Japon. La ville brésilienne de Manaus, notamment, est actuellement dans une situation sanitaire catastrophique, alors que 75 % de sa population avait déjà été infectée lors d’une première vague. Le nouveau variant provoquerait-il des réinfections ? Un premier cas a été scientifiquement documenté sur une Brésilienne infectée en mai et réinfectée en octobre. Il semblerait donc que la mutation E484K (que l’on trouve d’ailleurs sur le variant dit « sud-africain ») lui confère le pouvoir d’échapper aux anticorps apparus lors d’une infection précédente. Dès lors, qu’en sera-t-il du pouvoir des vaccins sur cette mutation ? Des inquiétudes commencent à poindre.
« On savait que les coronavirus mutent régulièrement, mais on ne pouvait pas prédire quelles conséquences auraient ces mutations. On était plutôt rassurés, au début de l’épidémie, d’observer une certaine stabilité du génome, analyse Étienne Decroly, virologue au CNRS. Mais avec la perte de contrôle de l’épidémie, la pression de sélection a favorisé des variants qui risquent de nous placer dans une situation plus proche de celle de la grippe (qui produit des nouvelles souches chaque année et impose le développement continu de nouveaux vaccins), que dans la situation de la rougeole ou de la polio, dont les vaccins n’ont jamais été mis en défaut. » Dépassés, les vaccins tant attendus ? On n’en est pas là. Mais il faudrait agir avec rapidité et discernement pour empêcher que les variants connus les plus inquiétants ne se disséminent, et surtout pour éviter que des variants encore plus sournois n’apparaissent.
Les études n’ont été faites qu’avec deux doses, on n’a pas de groupe contrôle qui n’aurait reçu qu’une seule dose. Or, une immunité partielle risque de favoriser l’émergence de variants résistants.
Une des premières clés pourrait être de vacciner en priorité les personnes immunodéprimées. Pourquoi ? Parce que c’est chez elles, qui peinent à se battre contre le virus, que le temps d’infection est le plus long. Le Sars-CoV-2 a donc l’occasion de produire chez elles de nombreuses mutations aléatoires, et de les tester en toute tranquillité ! Les plus redoutables ont tout le temps d’être sélectionnées et de devenir dominantes à l’échelle de l’individu, qui sera lui-même longtemps contaminant. Début décembre, le New England Journal of Medicine publiait une étude portant sur un homme de 45 ans atteint d’une maladie auto-immune (dont le système immunitaire était par conséquent affaibli), chez lequel l’infection au Sars-CoV-2 avait duré 154 jours avant d’entraîner le décès. Les analyses génétiques régulièrement menées montraient chez lui une évolution accélérée du virus, avec des mutations situées principalement dans la protéine de spicule (57 % des mutations se trouvaient sur la partie de l’ARN qui la concerne, alors qu’elle ne représente que 13 % de l’ARN total du virus). Chez une septuagénaire américaine atteinte de leucémie, d’autres chercheurs ont montré, dans la revue Cell, fin décembre, une persistance du virus pendant plus d’une centaine de jours, avec là aussi l’émergence de nombreux variants.
D’où l’idée que ces patients devraient être vaccinés en priorité, afin de ne pas laisser au virus le temps d’évoluer dans leur organisme. D’autres études seraient toutefois nécessaires avant de valider cette stratégie. En effet, ces personnes ayant été peu représentées dans les essais cliniques, on ne sait pas clairement quelle protection leur confère réellement le vaccin.
Mais les immuno-déprimés ne sont pas les seuls à favoriser les mutations du virus, et certains spécialistes s’inquiètent de voir se mettre en place des stratégies vaccinales qui pourraient paradoxalement offrir un terrain idéal au virus pour fabriquer des variants échappant aux vaccins. La Haute Autorité de santé (HAS) vient ainsi de préconiser, dans un communiqué publié samedi matin, d’élargir à six semaines le délai entre deux doses des vaccins à ARNm (ceux de Pfizer et Moderna), au lieu des trois et quatre recommandées. De nombreux vaccinés de la première dose ont d’ailleurs déjà vu leur deuxième rendez-vous reporté. Une décision motivée, assume la HAS, par l’urgence « de faire bénéficier de la première dose un plus grand nombre de personnes vulnérables, avant que la situation épidémique ne se dégrade davantage ». En Grande-Bretagne, il a déjà été décidé, dès le 30 décembre, d’espacer les doses du vaccin. Même choix en Russie, où une version à une seule dose du vaccin, baptisée « Spoutnik Light », va être testée, alors que les essais cliniques ont été d’abord été menés sur deux doses. Mais vaut-il vraiment mieux avoir une grande partie de la population à demi-vaccinée qu’une petite partie parfaitement vaccinée ? Sur Twitter, le virologiste américain Paul Bieniasz, de l’université Rockefeller, à New York, dénonçait ce choix le 14 janvier dernier : « C’est exactement ce que j’essaierais de faire si je voulais créer un variant du Sars-CoV-2 résistant au vaccin ! », tempête le chercheur. Le virus pourrait en effet se retrouver dans la situation idéale d’être face à un adversaire qui dévoile ses armes… sans les utiliser pleinement. Ce qui lui donnerait l’opportunité de mettre au point sa parade. « C’est une question vraiment délicate, renchérit Étienne Decroly. Les études n’ont été faites qu’avec deux doses, on n’a pas de groupe contrôle qui n’aurait reçu qu’une seule dose. Or, une immunité partielle risque de favoriser l’émergence de variants résistants. » Ceci dit, d’aucuns opposent à ces réticences l’urgence absolue de la situation, et le fait qu’une protection apparaît bien, d’après les effets cliniques, dès la première dose. Combien de temps se maintient-elle ? Ce qui manque ici pour trancher, ce sont des études scientifiques, et donc du temps…
Quoi qu’il en soit, même si des supermutants apparaissent, la guerre virus-vaccin n’est pas perdue d’avance. D’une part parce que les vaccins à ARN peuvent très rapidement être adaptés