La petite expérience valait le coup d’être vécue. En 2011, j’ai voulu exercer un droit (tout le monde peut le faire) : demander, par l’intermédiaire de la Cnil – la Commission nationale de l’informatique et des libertés –, l’accès à toutes les fiches de police et de renseignement me concernant. À supposer qu’elles existent, et il faut bien essayer pour le savoir. Six ans de procédure ont suivi avant que le Conseil d’État ne tranche, le 8 novembre 2017. Dans sa décision, il « enjoint la ministre des armées (…) de procéder à l’effacement des données concernant Mme Polloni illégalement contenues dans les traitements de données nominatives de la direction du renseignement militaire ». Il y avait donc quelque chose, et quelque chose d’illégal. En l’état actuel du droit français, ces données doivent disparaître, mais sans que j’apprenne de quoi il s’agit. Voici donc l’aboutissement de ma démarche, qu’on ne peut pas vraiment appeler une victoire.
Comme beaucoup de citoyens sans doute, je m’interroge sur les informations, correctes ou erronées, que les autorités pourraient détenir sur moi. Et comme d’autres journalistes, j’aimerais vérifier par moi-même que le secret des sources est respecté. Il m’est arrivé trois ou quatre fois de surprendre une filature ou d’être prise en photo pendant un rendez-vous professionnel avec des personnes vraisemblablement surveillées. Ces épisodes ont-ils laissé une trace écrite quelque part ? Laquelle ? À l’époque où je travaillais pour Rue89, j’ai raconté dans un premier article, puis dans un second, les étapes successives de ma demande : la Cnil, le tribunal administratif, la cour administrative d’appel, et enfin le Conseil d’État. Les ministères de l’Intérieur et de la Défense ont épuisé tous les recours. Ils ont refusé de me dire si mon nom figurait dans leurs fichiers de renseignement ou pas, et se sont opposés à ce que la moindre information à ce sujet me soit communiquée.
Il y a une éternité, c’est-à-dire avant la création de la DCRI en 2008, de nombreux curieux ont pu lire le dossier rédigé sur eux par les Renseignements généraux. Après chaque scandale lié au « fichage », ils se ruaient par vagues à la Cnil et obtenaient satisfaction. Cette époque est révolue. La loi renseignement, votée en 2015, est venue donner une assise légale aux refus des ministères, devenus systématiques depuis une dizaine d’années. Elle a aussi créé une nouvelle procédure, qui s’est appliquée rétroactivement à ma demande.
Le citoyen obsédé par ses fiches a désormais affaire au Conseil d’État, institution napoléonienne et feutrée située en face du musée du Louvre, au cœur de Paris. Une partie de ses membres, habilités secret défense pour l’occasion, ont vocation à traiter tous les dossiers liés à la question du renseignement. À mes yeux de requérante, cette mystérieuse « sous-section spécialisée » fonctionne comme la vitre sans tain d’un commissariat : transparente dans un seul sens. Les magistrats peuvent échanger avec les services de renseignement, consulter les fichiers, accéder à des informations classifiées, faire rectifier des informations qui s’avéreraient inexactes (s’ils arrivent à le déceler), périmées ou illégales. Mais je ne dois rien savoir sur le contenu de ces fiches – pas même le fait qu’elles existent ou pas.
En novembre 2016, j’ai ainsi été convoquée à une « audition préalable » un peu spéciale. Autour d’une grande table, trois conseillers d’État habillés de leur meilleure poker face m’ont interrogée sur mes motivations, sans rien laisser paraître. Ils voulaient savoir pourquoi j’avais déposé cette demande – « c’est un droit » ou « par curiosité » ne leur suffisant pas – et si j’avais des raisons de me croire surveillée. C’est une nouvelle pratique fort intéressante et légèrement paradoxale, qui consiste en une sorte de blind date de trois quarts d’heure.
Les magistrats m’enjoignent alors à leur faire confiance. Ils font grand cas de leur mission, qu’il y ait fiche ou pas fiche, de leur habilitation secret défense et, dans le cas particulier d’une journaliste, du secret des sources. Ils vont s’assurer pour moi que tout s’est fait dans les règles, mais ne me révéleront jamais le résultat de leurs recherches. S’ils constatent des erreurs ou des irrégularités, ils les feront tout bonnement effacer. Ces hypothétiques poussières redeviendront poussières. Mon avocat, Camille Mialot, n’est pas très content de cette conclusion. Il demande aux magistrats si, dans le cas où ils découvriraient une surveillance illégale, ils dénonceront les faits au procureur de la République, comme le prévoit l’article 40 du code de procédure pénale. En réponse, les magistrats jouent à ni oui ni non.
Deux audiences, auxquelles je ne pouvais pas assister en entier (encore ce fameux secret défense), ont ensuite eu lieu cette année. En janvier, concernant les fichiers de renseignement qui dépendent du ministère de l’Intérieur (donc de la DGSI). Sans surprise, le Conseil d’État a rejeté ma demande d’accès. C’est pourquoi j’ai saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Puis en octobre, pour l’audience sur les fichiers du ministère de la Défense, qui a donc donné lieu à cette décision d’effacement permettant de révéler une surveillance illégale. Sans que je ne puisse savoir à quel titre. Sauf à saisir une nouvelle fois la justice, ce que je ne manquerai pas de faire.