Corentin : Je dois t’avouer avoir été un peu surpris lorsque tu m’as suggéré la chronique que tu t’apprêtes à présenter, Thomas.
Thomas : Ah bah pourquoi ?
Corentin : Eh bien je te connaissais une passion pour le Japon et sa culture, ça, OK. Je te savais aussi passionné d’histoire, comme tu le montres de temps en temps dans nos chroniques. Mais je ne savais pas que tu t’intéressais également à l’urbanisme. Parce que la chronique du jour mélange ces trois éléments. C’est quand même surprenant !
Thomas : Bah c’est bien simple : dès lors que tu t’intéresses à l’histoire, tu touches un peu à tout ce qu’ont fait les humains. Or, quoi de plus humain que la construction et l’organisation des villes ?
Corentin : Il y a bien les fourmis et les termites qui…
Thomas : Hep hep hep ! Donc, oui, ma chronique du jour porte sur l’histoire de l’urbanisme du quartier de Akihabara, à Tokyo, au Japon.
Corentin : Quelle drôle d’idée ! Pourquoi traiter de ça maintenant ?
Thomas : Eh bien parce que jusqu’au 29 décembre 2018, la Grande Halle de la Villette à Paris accueille l’exposition Manga Tokyo, qui met en parallèle les évolutions de la capitale japonaise depuis 400 ans et ses retranscriptions dans la pop culture locale. Et Akihabara, le quartier des otaku…
Corentin : ...des fans de manga et d’anime, oui…
Thomas : Ceux-là même. Et Akihabara, disais-je, a une place de choix dans cette exposition.
Corentin : OK, je comprends un peu mieux l’intérêt. Mais qu’a de spécifique ce quartier de Akihabara ?
Thomas : On va commencer par un peu de géographie. Akihabara est un quartier appartenant à l’arrondissement de Chiyoda, situé au centre des frontières historiques de Tokyo.
Corentin : Quand tu parles de frontières historiques, ça correspond à quoi ?
Thomas : Sans rentrer dans les détails, il s’agit du Tokyo qui existe entre la fin du XIXe siècle et le milieu de la Seconde Guerre mondiale. Après ça, le statut administratif de Tokyo a changé, ainsi que sa forme, puisqu’elle a absorbé une trentaine de villes situées à l’Ouest. Du coup, Chiyoda et donc Akihabara n’étaient plus vraiment situés au centre de la mégalopole. Mais revenons à Akihabara.
Historiquement, le quartier s’établit au moment où Edo - l’ancien nom de Tokyo - devient la capitale du Japon.
Corentin : Ah, OK, donc au début du XVIIe siècle, c’est ça ?
Thomas : C’est ça. Le quartier se situe alors sur les franges de la ville, à proximité d’une des portes qui relient Tokyo au reste du Japon. Ici, une communauté d’artisans et de petits criminels s’établit. C’est un bas-fond populaire, en somme, via lequel voyageurs et marchandises transitent.
Ce rôle de hub commercial va s’accentuer à la fin du XIXe siècle avec l’ouverture de la gare de Akihabara. Comme le quartier est encore relativement isolé du reste de la capitale, un monde commercial parallèle va y naître. Au départ, on y vend essentiellement des aliments. Mais l’afflux de nouveaux clients et vendeurs amène les commerces à se diversifier. Avec l’électrification massive du pays au début du XXe siècle, dès les années 1930, les commerçants de Akihabara se spécialisent de plus en plus dans l’électroménager.
Corentin : Ah, j’imagine que c’est de là que vient le surnom d’Electric City pour ce quartier ! Mais 1930, c’est quand même super tôt, non ?
Thomas : On pourrait le penser, mais ça correspond plus ou moins à l’époque de la démocratisation de l’électricité dans les grandes villes. Il était légitime que les foyers qui pouvaient se le permettre s’équipent en aspirateur ou en radio.
Corentin : OK, donc Akihabara se spécialise dans l’électroménager. On est encore loin de la Mecque des otaku. Comment est-ce qu’on y arrive ?
Thomas : Pas tout de suite. En fait, l’arrivée des otaku est la conjoncture de plusieurs facteurs propres au quartier. Tout d’abord, comme je l’ai dit plus tôt, Akihabara est un endroit propice au petit entrepreneuriat. Au fil du temps, les différents commerces ont acheté de petites parcelles de terrain pour y installer durablement leur activité. Quand les commerces ont évolué, aucun grand groupe n’a voulu s’installer, étant dans l’incapacité d’acquérir d’un seul coup une parcelle de terrain suffisamment large pour y construire une grande surface. C’est pourquoi aujourd’hui encore, il y a un maillage de différents petits commerces dans le quartier.
A partir des années 1950 et jusque dans les années 1970-1980, les boutiques d’électroménager ont commencé à déménager dans les quartiers périphériques du grand Tokyo, justement pour pouvoir gagner en espace. Ils ont alors été remplacés par des boutiques d’électronique et d’informatique, comme me l’a expliqué monsieur Kaichiro Morikawa, le curateur de l’exposition Manga Tokyo, professeur à l’université Meiji, à Tokyo, et grand spécialiste de l’évolution du quartier d’Akihabara.
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A l’époque, les personnes s’intéressant aux ordinateurs étaient soit des spécialistes, soit des amateurs très éclairés. Or, ces amateurs très éclairés avaient des tendances otaku.
Corentin : Attends, donc si je comprends bien, c’est la demande qui a précédé l’offre. Le public otaku était présent parce qu’il venait à Akihabara acheter de l’informatique. Et donc j’imagine que dans la foulée, des boutiques spécialisées se sont installées pour profiter de cette clientèle.
Thomas : C’est tout à fait ça. A partir des années 1980, les librairies de manga et les boutiques de jeux vidéo ou de cosplay s’y multiplient, transformant une nouvelle fois le quartier dans ce que nous connaissons aujourd’hui, à savoir un endroit incontournable pour les otaku du monde. Cette popularité a explosé au début des années 2000, avec une multiplication des reportages dédiés à Akihabara, et des apparitions fréquentes dans différents mangas et anime, comme Genshiken, Akiba’s Trip ou Love Live.
[02 - genshiken.mp3]
Corentin : Ah, évidemment, un extrait du générique de Genshiken. Donc, OK, on a compris comment Akihabara est devenu ce qu’elle est aujourd’hui. Mais comment est-ce que le quartier peut évoluer, avec l’afflux de touristes, locaux comme internationaux ?
Thomas : C’est une question que j’ai posé à monsieur Morikawa. Vous allez voir, sa réponse n’est pas très optimiste.
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Les publics qui ont découvert le quartier via la télévision ont commencé à le visiter, un peu en touristes. Ce phénomène a été très mal pris par le public habituel d’Akihabara qui a eu l’impression que ces touristes venaient dans le quartier comme on va au zoo, pour voir la faune des otaku. Ca a créé un malaise chez eux.
Aujourd’hui, ce malaise existe toujours. S’il persiste, les otaku vont se trouver un nouveau lieu où exercer leurs passions, où on les jugera moins du regard. Si ça a lieu, la réalité du quartier changera une nouvelle fois, laissant la place à de nouvelles activités.
Corentin : Merci pour cet historique plutôt complet de Akihabara, Thomas. On l’aura compris, tu nous conseilles d’aller visiter l’exposition Manga Tokyo, à la Grande Halle de la Villette, qui s’y tient jusqu’au 30 décembre 2018. A bientôt !
Thomas : A bientôt !
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