Corentin : L’édition 2018 du festival international de la bande dessinée d’Angoulême a largement récompensé les jeunes talents. Ca veut dire que le monolithisme d’Angoulême, dont tu nous avais parlé lors d’une précédente chronique, touche à sa fin, Thomas ?
Thomas : Salut Corentin ! Alors la fin du monolithisme, je ne sais pas, le jury change d’année en année, hein. Mais c’est vrai que la moyenne d’âge des lauréats tourne davantage autour des 25-35 ans cette année, signe que le dynamisme du secteur est reconnu par la profession. Parmi les récipiendaires, notons Marion Fayolle, qui a reçu le prix spécial du jury avec Les Amours suspendues, l’incroyable Simon Hanselmann, qui a reçu le prix de la série pour Megg, Mogg & Owl, et l’oeuvre qui nous intéresse aujourd’hui, La Saga de Grimr, de Jérémie Moreau.
Corentin : Ah oui ! C’est cette BD qui a reçu le Fauve d’Or, qui récompense le meilleur album de l’année, c’est bien ça ?
Thomas : Effectivement ! Du haut de ses presques 31 ans, Jérémie Moreau entre dans l’histoire de la BD avec cet album assez distinct de ses deux oeuvres précédentes, à savoir le diptyque Max Winson, et Le Singe de Hartlepool.
Corentin : Du coup, de quoi ça parle, La Saga de Grimr ?
Thomas : Nous sommes en Islande, au XVIIIe siècle. L’île est sous occupation danoise depuis plus de trois siècles. Isolée de la Scandinavie, loin de tout, l’Islande est une terre désolée où les autochtones survivent, les Danois récupérant le peu de ressources que ce pays a à offrir. Dans ce contexte assez désespérant, on rencontre Grimr, jeune garçon aux cheveux roux. Orphelin, il est un temps récupéré par des marchands d’esclaves avant d’être libéré par le facétieux Vigmar. Au côté de ce mentor, il va apprendre la vie de marginal.
Corentin : Ca ressemble davantage à du roman d’apprentissage classique comme nombre d’auteurs du XIXe siècle en ont écrit. En quoi c’est une saga ?
Thomas : C’est une saga parce qu’en fil rouge, du début à la fin de l’histoire, on a Einnar, un descendant d’une famille de scaldes. Un scalde, c’est un barde scandinave. Ce sont les scaldes qui ont inventé, composé et récité les grands récits nordiques - les sagas. Einnar est donc en quête d’un nouveau récit qui pourrait relancer son art et redorer le blason de l’Islande. Et ce récit pourrait bien être la vie de Grimr. D’où : saga de Grimr.
[Extrait de Bachelorette - fade au bout de 25 secondes, pour que je puisse parler par dessus]
Il s’agit d’un extrait de Bachelorette, un des morceaux les plus connus de l’artiste islandaise Björk, qui a été conçu comme un récit épique, et a été écrit par un poète islandais.
Corentin : Du coup, comme c’est une saga, ça s’étale sur plusieurs années, non ?
Thomas : Oui. Les 6 chapitres de l’ouvrage - ainsi que le prologue et l’épilogue - s’étalent sur une bonne dizaine d’années. L’enfant des premières pages devient bien vite un gigantesque jeune homme à la force démesurée. Tout l’intérêt de la BD va d’ailleurs jouer là-dessus. La Saga de Grimr est avant tout un récit sur la construction des légendes. Grimr a les cheveux roux, un physique et une force hors-norme, mais de fait, il reste un humain comme vous et moi. Cependant, au fur et à mesure, par ses actions et sa vie à la marge, il va se construire de son vivant une réputation de troll, de monstre, de quelque chose qui n’est plus humain. On peut imaginer que cette vie et ces rumeurs, passées par le prisme du récit des scaldes, va devenir légendaire.
Corentin : Très intéressant tout ça. Mais la BD, c’est aussi des images. Est-ce que le dessin correspond aux attentes du récit ?
Thomas : Pour cette nouvelle BD, Jérémie Moreau a changé de style par rapport à ce qu’il faisait avant. Il l’explique dans cette interview qu’il a donné à Benzine Mag, 2 jours avant d’apprendre qu’il allait recevoir le Fauve d’Or :
Mes bandes-dessinées précédentes, Le Singe de Hartlepool, Max Winson, tout ça, c’était plus du dessin à la ligne, des couleurs à l’ordinateur. Donc y’a eu un retour progressif au dessin à la main. En fait, j’avais fait le voyage avant d’avoir l’idée. J’avais toujours cette idée de volcan et tout ça mais je m’étais pas dit que ça se passerait en Islande. C’est vraiment le roman qui m’a convaincu de faire se passer ça là-bas. Mais effectivement, j’avais un peu peint sur place. C’est quelque chose d’un peu nouveau, souvent je faisais des croquis au stylo et tout ça. Et, je sais pas comment ça m’a pris, mais je me suis mis un peu à l’aquarelle.
Avec ce retour à des techniques plus traditionnelles, Jérémie Moreau a construit un style très intéressant. Ses personnages rappellent ceux de Bastien Vivès. Il faut noter que les deux ont étudié dans la section animation de l’Ecole des Gobelins, ceci explique peut-être cela.
Corentin : Je vois ce que tu veux dire. Les visages restent très expressifs malgré une économie de traits dans le dessin, par exemple.
Thomas : C’est tout à fait ça ! On notera aussi un gros travail sur la lumière : certains passages de la BD rappellent les scènes monochromes de Mad Max Fury Road dans la maîtrise grandiose des couleurs.
Mais surtout, ce sont les paysages qui frappent. La majesté des paysages islandais est reproduite à l’aquarelle, dans un style proche de l’impressionnisme. C’est vraiment superbe.
Il y a énormément de choses à raconter sur cette BD qui, malgré une économie de mots - Grimr est peu bavard, ce sont les autres personnages qui parlent - a beaucoup à dire. Et je n’ai pas parlé de la thématique du volcan, omniprésente…
Corentin : ...mais le temps nous manque ! En tout cas, on aura compris que tu valides le choix du jury d’Angoulême. La Saga de Grimr, de Jérémie Moreau, est édité chez Dargaud dans la collection Mirages, et coûte 25€50. Merci et à bientôt Thomas !
Thomas : A bientôt !
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