Avec Solitudes…, Kabi Nagata fait mauvais genre (73 – 16/10/2018)
Corentin : Au Japon, la structure familiale et la famille nucléaire, c’est sacré. Et ça tombe bien, parce que la famille nucléaire, un groupe de mangakas commence à l’exploser sans demander son reste. Ce sont souvent des femmes, et parmi elles, Kabi Nagata. J’accueille mon expert en structure familiale japonaise, Benjamin Benoit. Salut Benjamin.
Benjamin : Eh oui, pour une fois ça marche. Je peux le dire. Je vais vous parler d’un manga qui était très attendu par euh… moi. Et une poignée de personnes. Un manga sous le radar général que l’éditeur français, Pika, a renversé et agrandi les pages pour en faire un objet proche du roman graphique. Il faut dire que le style s’y prête bien… mais l’intention est surtout d’en faire un objet grand public, et c’est pas gagné parce que vais parler d’une œuvre autobiographique extrêmement dure. C’est My Lesbian Experience With Loneliness, traduit en Solitude d’un autre genre.
C : On vous prévient, c’est un manga difficile et graphique qui aborde des sujets extrêmes. Donc le contenu, surtout le premier chapitre, n’est pas facile à lire.
B : La couverture du manga est assez éloquente. Kabi Nagata, c’est un pseudo, est une japonaise de 28 ans. Elle est encore vierge. En occident, on trouverait ça tardif, mais au Japon, une personne sur trois arrive à la trentaine sans avoir connu le sexe. Elle en a marre et se paye donc une escort pour découvrir les plaisirs de la chose. Autant vous dire qu’elle ne saura pas trop quoi faire et qu’elle n’y prendra pas beaucoup de plaisir. Mais Solitude d’un autre genre parle surtout de maux qui ne sont pas exclusifs au Japon mais tout de même fort encouragés par ses normes sociétales. Solitudes d’un autre genre est aussi universel que clinique.
C : Il faut dire qu’elle dit tout, sans le moindre filtre.
B : Ce qui posera problème avec sa famille, comme c’est d’ailleurs raconté dans son manga suivant. Elle y parle de troubles alimentaires, de solitude donc, de manque de chaleur humaine, de dépression plein tubes, d’auto-mutilation et de suicide. Le premier chapitre de ce manga est REDOUTABLE, je mets l’emphase là-dessus. Si certains éléments ou la totale vous parle, vous n’allez pas passer un bon moment. Vous allez craquer un bon coup, et la suite est plus douce, donc allez-y foncez, je recommande quand même. Tout ce propos fort dur contraste beaucoup avec le style visuel du manga.
C : Qui vient de Pixiv ! C’est quoi Pixiv Benjamin ?
B : Une plate-forme japonaise assez connue où moult artistes viennent poster leurs dessins et fanarts. C’est un medium d’ampleur pour se faire connaître. Chaque année, un catalogue avec le best-of sort, et c’est un grand honneur de figurer dedans. Mais on y trouve tout un pan dédié à l’équivalent japonais des webcomics. Bref on peut s’y auto-éditer, mais aussi s’y faire remarquer. Bref Kabi Nagata a commencé sur Pixiv et son style est très spécial, on pourrait croire que c’est celui d’une américaine. Vous verrez ça, je vous fait confiance.
C : Donc tu parlais de modèle familial.
B : Oui, parce qu’elle essaie de décrocher d’un travail alimentaire, ou juste de la garder, donc elle a atteint l’âge canonique de Tanguy et vit encore avec sa mère et sa grand-mère. Mère avec qui elle dissèque un rapport un peu ambigu, et un père froid et distant, bref la communication n’est pas au beau fixe. Bon, c’est la même chose partout dans le monde mais ce que raconte Kabi Nagata est un standard assez flippant au japon. Donc à partir de là mon but est de pas trop déflorer tous les « elle raconte ceci ». Elle raconte ce qu’est être une femme, ce qu’est être lesbienne, ce qu’est être puceau, et surtout les effets de la dépression. Kabi Nagata a adopté le mantra de Neil Geiman : dans les pires moments, même s’ils durent des années et des années, make good art. Faites de bonnes oeuvres. Et elle a choisi l’autobiographie, avec une franchise épatante.
C : Ce n’est pas si nouveau que ça, mais avec un tel degré de franchise et surtout venant d’une japonaise, c’est très subversif en fait.
B : Ce que je veux dire, c’est que ce livre dépasse le concept « je suis allez chez les escort-girls et je le raconte en détails ». Quand Kabi Nagata te sort qu’elle découvre à 28 ans par où sort l’urine dans son corps, tu te dis qu’il y a un souci. Tout ça avec mûre réflexion, recul, et même quelques saillies sur l’industrie du manga et ses lecteurs.
C : Et Kabi Nagata n’est pas la seule à sortir ce genre de manga.
B : Peut-être pas un genre, mais une tendance, même si le mot est un peu bizarre dans le contexte. Une tendance à l’autofiction extrême, qui a inspiré d’autres œuvres, mêmes les couvertures se ressemblent fortement. On peut citer Mon Père Alcoolique et moi, qui parle donc, vous l’avez compris, d’alcoolisme et de la destruction d’une famille autour de la boisson. Mais aussi de reproduction des schémas familiaux et de relations toxique. C’est peut-être un poil plus dur que Solitudes… vous êtes prévenus. Et c’est chez Akata. Bref, aujourd’hui, les mangakas font tout péter, et ils défoncent les piliers de la société japonaise. C’est aussi le sujet du prochain film de Kore-Eda, qui a gagné la Palme d’Or en mai dernier. C’est marrant, j’étais au Japon en temps réel, et j’en ai jamais entendu parler. Ca alors….
C : Solitude d’un autre genre, ça coute 18 euros chez Pika Graphic.
B : Et ça a ému tout l’internet, dont quelques français, dont votre serviteur. Et la suite, la première moitié de My Solo Exchange Diary 1, est sorti en anglais chez Seven Seas. Et si lire tout ça vous rappelle un peu trop votre propre vie, vous n’êtes pas seuls, et on pense à vous.
Avec sa « Solitude », Kabi Nagata fait mauvais genre
Avec l’arrivée de « Solitude d’un autre genre », le public français va pouvoir découvrir l’œuvre extrêmement personnelle de Kabi Nagata. Elle y parle de dépression, de sexualité, d’isolement, entre autres sujets graves. Ce n’est pas joyeux pour un sou, mais c’est de très bonne qualité, comme nous le dira Benjamin Benoit.
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