Corentin : Aujourd’hui, c’est une chronique à la croisée des chemins que tu nous proposes, Thomas, puisque tu viens nous parler des relations tumultueuses - d’un point de vue artistique en tout cas - entre cinéma et bande dessinée franco-belge.
Thomas : Bonjour Corentin. Effectivement, la sortie récente du film Gaston Lagaffe et la pluie de critiques pas fameuses qui lui ont suivi nous permettent de nous interroger à nouveau sur pourquoi est-ce que la BD franco-belge a tant de mal à s’adapter au cinéma - à quelques exceptions près.
01 - Gaston.mp3
Prunelle : C’était quoi ça ?
Jeanne : C’est la mouette du nouveau stagiaire, il est trop chou !
Prunelle : Personne ne se balade dans un bureau avec… UNE MOUETTE !
Employé 01 : Il a remplacé l’alarme incendie par une alarme anti-bruit parce qu’il dit que le bruit c’est le pire ennemi du travailleur.
Employé 02 : Comme t’as crié…
Prunelle : JE N’AI PAS CRIÉ !
Corentin : Oui, parmi ces critiques, je me souviens de l’intervention d’Isabelle Franquin, fille d’André Franquin, le créateur de Gaston Lagaffe, dans les pages du journal belge L’Avenir, qui n’y allait pas avec le dos de la cuillère.
Thomas : Oui, car si la descendante de Franquin n’a qu’un droit moral sur l’oeuvre de son père, ça pose la question de qui possède les droits. Mais on y reviendra plus tard dans la chronique. Gaston Lagaffe n’est cependant pas une purge impossible à regarder. Même si c’est personnellement pas ma came en terme de comédie, le film a fait rire l’essentiel de la salle, et c’est à peu près ce qui compte. Mais de fait, il est symptomatique du problème des adaptations de BDs franco-belges au cinéma.
Corentin : D’ailleurs, c’est étrange que ça soit spécifique à la BD européenne, parce que le comic et le manga ont prouvé depuis bien longtemps que 7e et 9e art pouvaient faire bon ménage. Alors il se passe quoi avec le franco-belge ?
Thomas : Eh bien il se passe qu’il y a avant tout souvent des incompatibilités formelles difficiles à dépasser si on ne fait pas d’effort. C’est très bien résumé, de façon délicieusement méta avec un super travail sur le son, dans Quai d’Orsay, de Bertrand Tavernier, adapté de la BD de Christophe Blain et Abel Lanzac :
02 - Quai d’Orsay.mp3
Taillard de Worms : Vous avez lu Tintin ? Vous l’avez lu, Tintin. Vous vous en souvenez ? Et pourquoi vous vous en souvenez, à votre avis ? Tintin, ce sont des enjeux énormes : la lune, l’Amérique, l’or noir. Mais Tintin, c’est le rythme, le rythme ! Tac, tac, tac ! Une case vous en amène à une autre ! Quand vous arrivez à droite de la feuille, on vous emmène à la ligne d’en dessous, jusqu’au bas de la page. Le barbu, là…
Vlaminck : Euh… Haddock ?
Taillard de Worms : Voilà. Il se prend les pieds dans les tuyaux. Il se cogne la tête, saute dans la jeep, et ça vous propulse à la page suivante. Vous pouvez pas faire autrement. Et là : plaf ! Sur toute la page : vous voyez une fusée.
Une BD, c’est surtout un format, un rythme : l’action est comprise dans ce qu’il se passe dans les cases, mais également dans ce qu’il se passe entre les cases. C’est le propre même de ce que certains théoriciens de la BD appellent “art séquentiel”. On lit à son rythme, mais l’action ne change pas. Alors que le cinéma impose son rythme au spectateur : si je m’absente pour aller aux toilettes pendant une projection, je vais rater une partie de l’action.
Corentin : Oui, mais ce que tu me racontes là, c’est propre à la BD en général, pas seulement à la BD franco-belge. Alors quoi ?
Thomas : Il y a deux choses. Déjà, quand on regarde les BDs récentes adaptées sur grand écran, on constate que bon nombre d’entre elles sont des BDs à gag : l’action se déroule sur une page, et en quelques cases, on a une exposition, un développement et une chute. C’est le cas de Boule et Bill, Ducobu, Gaston, justement, d’Iznogoud, des Profs, du Petit Spirou… A part les personnages récurrents et quelques éléments de contexte, il n’y a quasiment pas de cohérence d’un gag à l’autre. Et donc, à partir de ça, difficile de construire de la cohérence sur un long métrage.
En outre, certaines directions d’acteurs tentent de pallier ce manque de cohérence en retranscrivant l’excentricité et les excès de la BD dans le film, souvent pour les pires résultats. Parce que si c’est drôle de lire un type dire “rontudju” ou “m’enfin” dans des cases de BDs, le voir exécuté formellement au cinéma ôte une part de la magie de l’oeuvre originale : on nous impose une voix, une posture, une gestuelle.
Corentin : Mais quid des albums entiers de BDs adaptés, dans ce cas ?
Thomas : Là, on a davantage de films réussis. Outre Quai d’Orsay cité plus tôt, on peut parler d’Astérix Mission Cléopâtre, du Tintin de Spielberg, de Blueberry, d’Adèle Blanc-Sec ou du Transperceneige. Cependant, on a également eu droit à des erreurs de parcours comme tous les autres films Astérix, Spirou et Fantasio, le Marsupilami, Valérian ou Benoît Brisefer. Là, c’est davantage un problème de rythme et d’adaptation qui est en cause. Certains réalisateurs ont ainsi voulu trop coller à l’oeuvre originale, sans se soucier des spécificités propres au cinéma. Du coup, on se retrouve avec des films un peu bancals, jonglant entre deux styles.
Corentin : Je comprends un peu mieux. Il faut trouver un équilibre délicat entre respect de l’oeuvre de départ, patte artistique propre du réalisateur et cohérence scénaristique. Mais du coup, si ça ne plaît pas tant que ça, pourquoi les auteurs ne disent rien ?
Thomas : Pour une bonne raison : la plupart sont morts. Et quand ils étaient vivants, parfois ils s’opposaient à des adaptations. Pour en revenir à Gaston, savais-tu mon bon Corentin qu’un film tiré de la BD était sorti en 1981 ?
Corentin : Ah ben non…
Thomas : Et pour cause ! Quand il a eu vent du projet, Franquin a refusé que soient utilisés ses personnages. Donc dans ce long métrage tout à fait dispensable intitulé Fais gaffe à la gaffe, les situations restent les mêmes que dans la BD, mais tous les noms ont été changés…
Corentin : Tu me parles de l’opposition de Franquin de son vivant, mais pourquoi est-ce que sa fille n’a pas pu empêcher ce qu’elle estime être un désastre ?
Thomas : Parce que les droits de Gaston (et de nombreuses autres licences) appartiennent désormais à l’éditeur. En l’occurrence, ici, Dupuis. C’est ce qu’il se passe pour les vieilles séries de BDs. Mais pour les auteurs plus récents, depuis plusieurs années, la signature des contrats d’édition s’accompagnent généralement de droits audiovisuels, au cas où. Dans les faits, les auteurs et autrices cèdent d’office les droits d’adaptation à l’éditeur, ne leur laissant plus qu’un droit de regard moral sur les potentiels portages au cinéma. Et si il ou elle refuse, dans la plupart des cas, l’éditeur ne veut plus signer. C’est encore une fois le gros pognon qui dirige.
Et l’argent, c’est la raison principale de cette mollesse dans le cinéma de BD franco-belge. Les éditeurs veulent en ramasser un maximum et céderont la licence d’un de leur titre au plus offrant. Les producteurs veulent une adaptation consensuelle et peu aventureuse pour maximiser le nombre d’entrées. Du coup, scénaristes et réalisateurs livrent des films moyens et pas très inventifs pour essayer de plaire à tout ce petit monde.
Corentin : C’est pas super réjouissant ce que tu nous racontes, Thomas. En tout cas, on comprends un peu mieux les notes laissées à certains films sur AlloCiné. Merci, et à bientôt !
Thomas : A bientôt !
Cinéma et BD franco-belge : le mariage de la carpe et du lapin
Avec la sortie de « Gaston » au cinéma qui a suscité de nombreuses critiques, Thomas Hajdukowicz s’est posé une question : pourquoi la bande dessinée franco-belge présente tant de difficulté à être adaptée au grand écran ? On essayera de répondre à cette épineuse question.
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