Corentin : Une fois n’est pas coutume, aujourd’hui, Thomas, tu nous parles d’une BD qui n’est pour l’instant pas disponible en France. De quoi s’agit-il ?
Thomas : Salut Corentin. Aujourd’hui, je viens vous parler de Get Jiro, avec Anthony Bourdain et Joel Ross à l’écriture, Langdon Foss au dessin, José Villarrubia et Dave Stewart à la couleur, et Todd Klein au lettrage. C’est publié par l’éditeur américain Vertigo.
Corentin : C’est important de rappeler les noms des différentes personnes impliquées dans la création d’une BD. Alors de quoi ça parle, Get Jiro ?
Thomas : On est dans un futur proche. Dans ce futur proche, la quasi intégralité de ce qui fait la culture a disparu. Cela signifie que la musique, le cinéma, le sport… n’existent plus. Seule subsiste la cuisine : les chefs sont devenus les rockstars de cet univers, et on se bat pour avoir des entrées dans les restaurants les plus cotés.
Corentin : C’est un univers qui te parlerait, ça, non ?
Thomas : Alors oui et non, parce que si j’aime passionnément la nourriture, j’aime aussi beaucoup la musique, le cinéma… Donc bon, voilà, c’est un peu trop monomaniaque comme monde.
L’action se déroule donc à Los Angeles, où deux factions aux philosophies radicalement différentes se partagent la ville : d’un côté les partisans du chef Bob, obsédé par l’excellence et la technicité en cuisine ; de l’autre, ceux de la cheffe Rose, tenante d’une cuisine locavore et responsable.
Corentin : Et quid du dénommé Jiro, dont le titre de la BD nous indique qu’il faut “l’obtenir” ?
Thomas : C’est un ancien yakuza, reconverti en chef sushi. Son nom est bien entendu une référence au chef japonais Jiro Ono, que le monde a découvert grâce au documentaire Jiro’s Dream of Sushi. Dans la BD, son restaurant est un boui-boui perdu dans une zone commerciale, mais il est reconnu pour sa technique, son respect du produit et la qualité hors du commun de ses sushis. Il va se retrouver impliqué contre son gré dans la guerre qui oppose les deux factions. Mais in fine, ce qu’il va faire, c’est ouvrir une troisième voie : celle de la cuisine simplement bonne, sans chichi.
Corentin : OK, je vois bien le pitch, mais pourquoi nous parler d’une BD qui n’est pas disponible en français ? Parce que c’est exceptionnel ?
Thomas : Alors, non. Le scénario est un peu léger, et le message final n’est pas super clair. En outre, le dessin est pas génial et parfois franchement grotesque.
Corentin : Bon ben alors pourquoi ? Parce que ça parle de bouffe ?
Thomas : Tu mets le doigt sur la raison principale de cette chronique. Je parle aujourd’hui de Get Jiro parce qu’un de ses co-auteurs est Anthony Bourdain. Anthony Bourdain s’est donné la mort dans la nuit du 7 au 8 juin 2018.
Corentin : Du coup, qui était Anthony Bourdain ?
Thomas : Il a commencé sa carrière en tant que cuisinier, dans différents établissements de la Côte Est américaine. A la fin des années 90, il se fait remarquer grâce à un article publié par le New Yorker où il dévoile la face sombre et cachée de la restauration newyorkaise. Cette première publication lui permet de signer un contrat d’édition. Son premier livre, Kitchen Confidential, connaît un succès quasiment immédiat. Cette nouvelle renommée lui permettra de devenir ce pour quoi il est essentiellement connu aujourd’hui : une personnalité de la télévision américaine.
A partir de 2002, avec des émissions comme A Cook’s Tour, No Reservation et Parts Unknown, il va éveiller le grand public américain à la culture culinaire - et à la culture tout court - de plus d’une soixantaine de pays, au rang desquels on compte l’Uruguay, la Cambodge, le Sénégal, la Suède… mais aussi des villes ou des régions, comme l’Ecosse, Cologne, la Virginie Occidentale…
Corentin : On dirait bien qu’il avait une curiosité à toute épreuve.
Thomas : Oui, c’est ce qui rend ses émissions aussi intéressantes, et différentes des documentaires culinaires qu’on pouvait voir jusque-là. Il ne portait pas de jugement sur la cuisine ou la culture des autres. Au contraire, c’était ces différences qui l’intéressaient, d’où sa passion pour la cuisine ménagère, davantage que pour celle des chefs, quand bien même il en admirait certains qui étaient devenus ses amis. Il l’explique ici au micro de l’émission de radio américaine The Splendid Table, en 2004 :
01 - The Splendid Table.mp3
I think you can be born to eat well. You can come from a culture where eating is important, where everybody around you takes food seriously and where dining and eating is a joyous central experience stuck to family or culture. Cooks are made.
[Je pense que les humains naissent pour bien manger. On peut venir d’une culture où la nourriture a une place importante, où tout le monde considère l’alimentation comme un sujet sérieux et où manger est une expérience joyeuse ancrée dans les traditions familiales ou culturelles. Par contre, on ne naît pas cuisinier, on le devient.]
En faisant ce travail d’échange avec les autres, dans des régions du monde pas toujours paisibles, comme la Turquie, l’Iran, Cuba ou le Liban (il tourne une émission à Beyrouth en 2006 alors que la guerre contre Israël commence), il a offert un regard différent sur le monde. Ses émissions ont rendu certains endroits à la notoriété difficile un peu moins effrayants, et surtout beaucoup plus humains. Il aura également rendu ses téléspectateurs plus curieux, en les poussant à sortir de leur zone de confort touristique.
Corentin : On peut donc le considérer comme une sorte d’activiste politique également ?
Thomas : Tout à fait. A côté de son travail télévisuel, Bourdain était connu pour avoir une grande gueule, qu’il a mise à profit pour donner de la voix à certaines luttes. C’était un fervent défenseurs des travailleurs immigrés aux Etats-Unis, sans qui selon lui l’industrie de la restauration américaine s’effondrerait. Ancien junkie, il a également longuement parlé de ses addictions. Enfin, plus récemment, il a été un fervent supporter au mouvement MeToo, s’exprimant sur ses propres expériences dans le milieu très macho de la cuisine, et apportant tout son soutien à sa compagne Asia Argento.
De nombreuses personnes ont été choquées et attristées d’apprendre sa disparition, et ont réagi en partageant des histoires, médiatiques comme personnelles, autour d’Anthony Bourdain. Parmi elles, on compte Barack Obama, avec qui il avait dîné à Hanoï, l’autrice Laura Lippman, l’actrice Chelsea Peretti ou encore le critique gastronomique François-Régis Gaudry, dans l’émission On va Déguster datée du 10 juin 2018 :
02 - On va déguster.mp3
Il fut aussi un grand storyteller de la gastronomie. Il a voyagé dans le monde entier pour ses émissions, d’abord pour la chaîne Food Network, et puis pour CNN. Je l’ai rencontré plusieurs fois. Il était d’une gentillesse incroyable et comme il adorait la France, je lui avais recommandé des adresses, et notamment à Lyon, ma ville natale, où il adorait s’atabler dans des bouchons pour dévorer un tablier de sapeur ou des sabodets, avec un verre de Mâcon.
Lorsqu’il s’est donné la mort le 8 juin dernier, il avait 61 ans. Il laisse derrière lui une petite fille Ariane, âgée de 11 ans. Le monde a perdu un passeur de savoirs, une belle personne qui voulait rendre le monde meilleur et plus facile à comprendre, et un modèle. Sa mort nous rappelle également que la dépression n’a rien à voir avec un statut social ou économique et qu’elle n’épargne personne. Bref, si jamais vous faites face vous-même, ou via des proches, à un risque de suicide, n’hésitez pas à appeler des numéros adaptés comme celui d’SOS Amitié, 01 42 96 26 26 ou encore Suicide Écoute, 01 45 39 40 00. Il ne faut surtout pas hésiter.
Corentin : C’est bien noté. Merci Thomas de nous avoir présenté la personne qu’était Anthony Bourdain. On rappelle également que Get Jiro est inédit en France, mais disponible en anglais chez Vertigo. À bientôt.
« Get Jiro » : du sushi à se faire
Il s’agit d’un comics culinaire pas forcément inoubliable. « Get Jiro », même pas sorti en France, a cependant une particularité notable : il a été coécrit par Anthony Bourdain. Cette personnalité forte de la gastronomie à la télévision américaine s’est donné la mort le 8 juin 2018. Thomas Hajdukowicz revient sur son parcours.
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