Corentin : La bande dessinée est un medium intéressant parce qu’en mêlant image et écrit, il permet de mettre des mots sur des émotions et des concepts difficiles à représenter visuellement, et qu’il permet de mettre des images sur des actions difficiles à décrire textuellement. C’est pour ça qu’aujourd’hui, n’importe quel sujet peut être abordé par la BD, qu’il s’agisse de la vie tumultueuse d’un jeune ninja de Konoha ou des termes et conditions d’iTunes. Et évidemment, l’histoire n’échappe pas à cette règle. C’est donc d’une bande dessinée d’histoire dont tu viens nous parler aujourd’hui, Thomas.
Thomas : Bonjour Corentin. Oui, c’est bien d’un pan d’histoire que traite la BD du jour, parce que, eh, autant fusionner les passions quand je peux. J’attends d’ailleurs avec impatience la sortie des prochains volumes de la série de BD “Dans les cuisines de l’histoire” pour pouvoir combiner cuisine, histoire et art séquentiel en une même chronique.
Corentin : Oui, mais ça n’est pas pour aujourd’hui. J’ai cru comprendre que tu allais aborder un point d’histoire de la Corée peu connue de notre côté du globe. Tu peux préciser ?
Thomas : Oui, aujourd’hui, je parle du Livre de Jessie, un manhwa - donc une bande dessinée coréenne - dessinée par Park Kun-Woong, d’après le journal personnel tenu par Yang Woojo et Choi Sunhwa entre 1938 et 1946. La BD est sortie en français début janvier 2019, chez Casterman.
Le Livre de Jessie se présente comme un journal écrit à quatre mains, par deux parents coréens racontant leur quotidien d’expatriés en Chine lors de l’occupation de la péninsule coréenne par le Japon, pendant la seconde guerre sino-japonaise qui se déroule de 1937 à 1945. S’ils choisissent d’écrire ce journal, c’est pour que leur fille Jessie, née en 1938, puisse comprendre ce que la famille a vécu pendant les premières années de sa vie.
Corentin : Tu nous présentes beaucoup d’éléments d’un coup, Thomas. Peut-être peux-tu commencer par nous rappeler pourquoi la Corée est occupée par le Japon à cette époque.
Thomas : Avec la restauration Meiji qui a lieu durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le Japon se transforme en empire expansionniste, à l’image des puissances européennes de la même époque qui vont se partager l’Afrique et l’Asie. L’archipel nippon pose son dévolu sur des territoires proches de lui géographiquement, à savoir la Corée, Taiwan et la Mandchourie. Les conséquences sont désastreuses comme l’explique ce reportage du Nyusu Show de J-One, daté de 2017 :
[01 - j-one.mp3]
C’est durant l’ère Showa que la politique d’expansion japonaise pousse l’empire du Soleil Levant à annexer une partie des territoires voisins. Dès 1910, le Japon investit la Corée. A partir des années 1930, il s’attaque à la Chine. Tortures, meurtres en masse, expériences scientifiques sur cobayes vivants et viols deviennent la norme en pays conquis.
Donc en 1938, à la naissance de Jessie, cela fait déjà 28 ans que la Corée est sous le joug japonais. Une partie de la population résiste et s’expatrie à partir de 1919 en Chine, qui est un des principaux soutiens pour une Corée indépendante à cette époque. D’ailleurs, en 2019, nous commémorerons le centenaire du soulèvement du 1er mars, quand près de 2 millions de Coréennes et Coréens se sont réunis à Séoul pour protester contre l’occupation japonaise.
Corentin : Merci pour ce premier élément de contexte. Celui qui nous manque, c’est évidemment ce qui concerne cette seconde guerre sino-japonaise. Qu’en est-il ?
Thomas : On va faire vite parce que j’ai pas encore vraiment parlé de la BD. Donc ce conflit fait suite à l’occupation japonaise de la Mandchourie en 1932, qui profite de la guerre civile chinoise entre le Kuomintang et le Parti Communiste Chinois. Pendant quelques années, les tensions montent entre Chine et Japon. Ce qui met le feu aux poudres, c’est ce que l’on appelle l’incident du Pont Marco Polo qui a lieu début juillet 1937, à Pékin. Pour l’occasion, la guerre civile chinoise est mise en pause, les deux camps s’unissant contre un ennemi commun. Les enjeux sont évidemment territoriaux, la Chine voulant récupérer les territoires occupés par le Japon, et le Japon voulant étendre sa zone d’influence.
Corentin : OK, tu as bien planté le cadre. J’imagine donc que la vie d’expatriés apatrides dans un pays en guerre qui n’est pas le leur, ça ne doit pas être simple. A fortiori avec une enfant en bas âge.
Thomas : Effectivement, ça n’est pas simple. Entre déplacements permanents, intempéries, variations climatiques, logements pas toujours salubres et surtout bombardements, la vie de la famille en exil n’est pas de tout repos. Cependant, dans cet océan de douleur, la joie de vivre et l’innocence de la petite Jessie sert de phare à ses parents. La vie pendant la guerre trouve un parallèle avec la nouvelle vie familiale. Premières dents, tracas de santé, apprentissage d’une comptine sont des moments aussi importants que l’invasion du Japon dans la province de Guangdong ou le début de la Seconde Guerre mondiale. L’oeuvre se termine sur le retour au pays, en 1946. Les parents n’ont plus besoin de tenir le journal, la peur a disparu.
[02 - theodosia.mp3]
Le morceau dont nous venons d’écouter un extrait est Dear Theodosia, tiré de la comédie musicale Hamilton. Elle met en parallèle les défis de la parentalité à ceux de la construction d’un nouveau pays. C’est un peu ce qu’on vécu les parents de Jessie.
Parce qu’il mélange la grande histoire - les parents de Jessie fréquentent le gouvernement coréen en exil et de nombreuses figures de la résistance coréenne - avec l’histoire personnel, Le Livre de Jessie est considéré comme l’équivalent du Journal d’Anne Frank dans son pays.
Corentin : C’est une comparaison lourde de sens. Mais là, on parle de l’oeuvre originale. Qu’en est-il de son adaptation en BD ?
Thomas : Le traitement est à la fois documentaire, esthétique et symbolique. Documentaire, parce que Park s’est rendu en Chine pour trouver sur place de la documentation sur la vie des communautés coréennes expatriées en Chine, et se sert d’archives réelles pour composer certaines cases et planches. Esthétique, car il s’évertue également à reproduire la majesté des différents paysages chinois traversés par la famille. Symbolique enfin, car, la BD aidant, il peut se permettre de créer des allégories visuelles, comme ce débarquement de soldats japonais chevauchant une vague qui rappelle énormément les estampes de Hokusai.
Park Kun-Woong est connu dans le monde de la BD pour ses traitements de l’histoire récente coréenne. Dans Fleur, il raconte comment la partition de la Corée et la guerre de Corée a détruit des familles. Dans Mémoires d’un frêne, il revient sur un des premiers événements tragiques de la guerre de Corée, le massacre de la ligue Bodo, où le gouvernement sud-coréen fait exécuter plus de 100 000 communistes ou sympathisants communistes.
Le Livre de Jessie fonctionne donc comme une sorte de soupape pour lui. Il n’a pas à romancer, le matériel de base est déjà écrit. Il lui reste à le mettre en image, dans un style au trait gras qui rappellera celui de Marjane Satrapi ou de David B.
Corentin : Et finalement, tu recommandes ou pas ?
Thomas : Le mérite de l’ouvrage est qu’il met la lumière sur une période que le grand public connaît très mal en Occident. En passant par l’intime, on rentre plus facilement dans le récit. Cependant, on passe à côté de certains aspects historiques essentiels. A aucun moment il n’est fait référence aux massacres de Nankin, par exemple, durant lesquels des centaines de milliers de civils chinois ont été exterminés par l’armée japonaise.
Touchant, Le Livre de Jessie est également politique, et c’est peut-être là où le bât blesse. En tant qu’apatrides ne désirant qu’une chose, élever leurs filles dans un pays libre, les parents de Jessie laissent transparaître un patriotisme à toute épreuve, c’est évident, mais aussi une haine farouche contre les Japonais, que la paix et l’indépendance ne semble pas pouvoir éteindre. Park Kun-Woong parvient à se distancier de ce discours aujourd’hui rance avec une introduction et une conclusion mettant en scène la fille de Jessie découvrant le journal écrit par sa grand-mère.
Peut-être que de cette manière Park cherche à souligner ce qui semble être son projet politique personnel : la réunification de la Corée (comme cela transparaît dans son oeuvre en général). Aussi, pour ce voeu pieux, je propose que l’on conclut cette chronique en musique avec Arirang, chanson traditionnelle coréenne inscrite au patrimoine immatériel de l’UNESCO tant par la Corée du Sud que la Corée du Nord, et qui sert d’hymne non officiel de la péninsule.
[En tapis]
[03 - arirang.mp3]
Corentin : Je rappelle que la BD s’appelle Le Livre de Jessie, il est dessiné par Park Kun-Woong et c’est disponible chez Casterman à 24€00. A bientôt Thomas !
Thomas : A bientôt.
« Le Livre de Jessie » : une histoire de famille
La seconde guerre sino-japonaise n’est pas nécessairement la plus connue, notamment en France. « Le Livre de Jessie », une bande dessinée par Park Kun-Woong, parle justement de l’exode d’une famille pendant ce conflit. J’appelle notre expert en bande dessinée, mais également en histoire pour en parler : Thomas Hajdukowicz.
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