Corentin : Cette année, puisque nous enregistrons cette chronique fin janvier 2019, le Grand Prix de la ville d’Angoulême, qui récompense un ou une autrice de bande dessinée pour son oeuvre globale, a été remis à la japonaise Rumiko Takahashi. Pas trop tôt, hein, Thomas ?
Thomas : Eh ben oui pas trop tôt ! Car si vous vous souvenez, il y a un peu plus d’un an...
Corentin : Déjà !
Thomas : Eh oui, le temps passe, non je ne regrette rien, Ministère A.M.E.R., Johnny Hallyday tout ça… BREF ! Il y a un peu plus d’un an, dans une chronique réécoutable dans le brunch…
Corentin : Abonnez-vous…
Thomas : Abonnez-vous… Dans une chronique réécoutable dans le brunch, disais-je, je parlais du fait que pour un festival international de BD, Angougou et ce Prix de la ville d’Angoulême était revenu à peu près systématiquement à des français ou des belges. Jusqu’à récemment, une seule femme l’avait obtenu, Florence Cestac, dont les plus âgés se souviennent puisque sa série des Déblok était publiée dans le Journal de Mickey. Et à ce jour, sur les 46 récipiendaires (je compte Dupuy et Berbérian comme une seule personne) de ce prestigieux prix, seulement 11 ne sont ni français, ni belge. Mais heureusement, avec le changement des règles de vote en 2016, laissant moins de place à l’entre-soi des auteurs lauréats, la donne évolue.
Corentin : Ce qui nous conduit à la victoire de Rumiko Takahashi, une autrice japonaise. Pourquoi est-ce que les votes se sont exprimés en sa faveur, d’après toi ?
Thomas : Tout simplement parce que c’est une figure majeure de la bande dessinée internationale de ces 40 dernières années ! Après tout, c’est le critère principal pour pouvoir recevoir le prix aujourd’hui. Mais commençons par le commencement. Rumiko Takahashi naît à Niigata, en 1957. Sa passion pour le dessin arrive à l’adolescence. Et pendant ses études supérieures, elle rejoint l’école de manga dirigée par le scénariste légendaire Kazuo Koike (à qui l’on doit entre autres Crying Freeman, Lone Wolf and Cub et Lady Snowblood).
Sous ce patronage, Takahashi perfectionne son écriture, et fait ses débuts professionnels en 1978. C’est cette année qu’elle lance son premier manga à succès, Urusei Yatsura, adapté sur petit écran et importé en France sous le nom de Lamu. Il s’agit d’une série de pastilles comiques mettant en scène un improbable triangle amoureux entre Ataru, un loser supposé défendre la terre, sa copine Shinobu, et Lamu, une extraterrestre de la race des Oni, venue pour conquérir notre planète. Si ce titre est aujourd’hui connu et reconnu dans le monde entier, il mettra du temps à percer au Japon, contraignant la mangaka à vivre chichement pendant longtemps.
Corentin : Mais ces années de vache maigre ne vont pas durer, puisqu’elle lance un nouveau best-seller en 1980, il me semble.
Thomas : Bien vu ! Il s’agit de Maison Ikkoku, connu en France sous le nom de Juliette, je t’aime.
Corentin : Ah, cette manie des traducteurs adaptateurs français de transformer les prénoms originaux…
Thomas : Oui, mais c’était acceptable dans les années 80, comme dirait Calvin Harris. Dans ce manga, Takahashi continue d’explorer la comédie romantique (déjà présente dans Urusei Yatsura). On suit le quotidien d’un autre loser, Yusaku, et sa vie dans une pension haute en couleurs, la Maison Ikkoku.
Corentin : Bon, c’est sympa les comédies romantiques, mais quand même, pour moi, Rumiko Takahashi, c’est ça :
[01 - ranma.mp3]
Thomas : Eh oui, évidemment, Ranma ½, lancé en 1987 ! Là, Takahashi change un peu de ton, puisqu’on est davantage dans un manga d’action, même si la comédie romantique n’est jamais très loin. Pour faire le pitch rapidement, on suit Ranma, un jeune artiste martial revenant d’un séjour d’entraînement en Chine avec son père. Malheureusement, les deux sont victimes d’une malédiction sur le chemin du retour : à présent, à chaque fois qu’il sera aspergé d’eau froide, Ranma se transformera en fille. Evidemment, ça donne lieu à une bonne dose de quiproquos.
Je passe rapidement sur les deux dernières séries les plus connues de Takahashi, parce que le temps presse. Donc après Ranma, elle lance Inuyasha en 1998, un manga un peu plus sombre se déroulant durant un Moyen ge japonais fantastique où les protagonistes, Kagome et Inuyasha, doivent récupérer les fragments de la perle de Shikon, puissant artefact qui ne doit pas tomber entre de mauvaises mains.
Enfin, en 2009, elle commence Rinne, son dernier grand manga en date, qui mêle comédie romantique et récit fantastique. Dans cette nouvelle série, on suit Sakura, lycéenne dotée de pouvoir parapsychiques dont elle souhaiterait se débarrasser, et Rinne, un de ses camarades de classe qui s’avère être également un passeur d’âmes.
Corentin : Fiou ! Quelle bibliographie quand même ! Bon, on l’aura compris, la comédie romantique traverse l’oeuvre de Rumiko Takahashi. Mais y’a-t-il d’autres thématiques qui sont chères à l’autrice ?
Thomas : Oui, il y en a plusieurs. Tout d’abord, il y a la question de la double identité. Inuyasha est mi-humain, mi-démon ; Rinne est mi-humain, mi-shinigami ; et Ranma est tantôt garçon, tantôt fille, “moitié soleil et moitié pluie” comme disait le générique interprété par Bernard Minet. Ces situations, où les personnages sont tiraillés entre deux mondes, sont un ressort narratif forcément intéressant, puisqu’il va donner lieu à des conflits, intérieurs comme relationnels.
Sur ce point, Ranma ½ est peut-être le premier programme pour enfants et adolescents à aborder, sans en avoir l’air, les questions LGBTQ+, en Europe et en Amérique du Nord en tout cas. La fludité de genre de Ranma permet de parler en filigrane de transidentité et d’homosexualité, sans que cela ne choque trop les parents parce que le tout est enrobé dans des histoires de bagarre.
Corentin : Tu parles d’Europe et d’Amérique du Nord. C’étaient des thématiques déjà abordées au Japon ?
Thomas : En fait, traditionnellement, le pays, comme beaucoup de pays d’Asie, a une vision moins binaire du genre que ce que l’on a par chez nous. On la retrouve dans les récits, historiques comme légendaires, et dans les arts visuels. Aujourd’hui, le succès de la revue Takarazuka, où l’intégralité du casting est féminin, et qui dure depuis le début du XXe siècle, en est une manifestation. Pas étonnant donc que ces principes soient également présents dans la culture populaire contemporaine.
Ce qui m’amène à la seconde thématique chère à Rumiko Takahashi : le Japanistan d’hier et d’aujourd’hui. Dès Urusai Yatsura, l’autrice réinterprète les mythes et légendes japonaises, puisque les Oni ne sont pas traditionnellement des extraterrestres, mais des démons qui peuplent les contes de l’archipel. Elle a poursuivi avec Inuyasha et sa pléthore de yokai, des entités surnaturelles traditionnelles, et avec Rinne et son cortège de spectres. A chaque fois, elle apporte un twist contemporain à ces concepts multiséculaires, les rendant pertinents dans notre temps, et un peu plus modernes.
Corentin : C’est bien noté. Merci pour ce récapitulatif de l’oeuvre de Rumiko Takahashi, qui, on le rappelle, est la dernière récipiendaire en date du prestigieux Prix de la Ville d’Angoulême. Et on la félicite au passage, bien évidemment. A bientôt Thomas !
Thomas : A bientôt !
Rumiko Takahashi, la créatrice de « Ranma ½ », remporte à Angoulême un prix entièrement mérité
Coup double pour le Grand Prix de bande dessinée de la ville d’Angoulême. Souvent épinglé pour son entre-soi, récompensant uniquement des hommes, français ou belges, c’est bien une Japonaise qui a été honorée en 2019. Son nom est Rumiko Takahashi, et vous avez forcément croisé une de ses œuvres, peut-être même sans le savoir. Retour sur le travail d’une vie, avec Thomas Hajdukowicz.
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