C : J’ai un peu faim Morgane, pas toi ?
M : J’ai tout le temps faim Corentin, c’est un art de vivre.
C : Ça tombe bien, puisque tu viens nous parler du film Les Affamés, en salles depuis le 27 juin.
M : Il est adapté du livre éponyme, mi-témoignage personnel, mi-analyse de son époque, qui avait fait parler de lui à sa publication en 2014. C’est son autrice, Léa Frédeval, qui s’est chargée de le porter à l’écran. Il s’agit de son premier film. L’actrice et chanteuse Louane Emera incarne le personnage principal, Zoé. Diplômée d’une licence en marketing, cette jeune Parisienne de 21 ans voit sa vie basculer lorsque son petit ami la trompe. Elle emménage dans un appart avec 5 colocataires. Lassée d’enchaîner stages sous-payés et petits boulots honteux, Zoé décide de créer la “charte des affamés”. Un ensemble de revendications d’une génération qui en a marre d’être prise pour des jambons, et qui a la dalle.
EXTRAIT 1
C : Est-ce que Zoé a des posters de Che Guevara dans sa chambre ?
M : Alors, non. Je pense que Léa Frédeval a voulu éviter d’aller dans la caricature, mais le film en a plein d’autres en réserve. Le début amène bien la vie de galérienne que mène Zoé, qui enchaîne plein de petits boulots pas glorieux pour survivre. On retient notamment une séquence assez fantastique qui superpose son rendez-vous à Pôle Emploi avec un entretien d’embauche. Son conseiller Pôle Emploi et son potentiel employeur sont joués par un seul homme : Alexis Vizorek, chroniqueur à France Inter et C8 dans la vraie vie. L’expertise de son conseiller s’avère à côté de la plaque. Il y a un côté vaudevillien assez drôle. Le montage de cette séquence parvient à souligner l’une des grosses contradictions de notre époque : une jeunesse en partie surdiplômée, toujours trop jeune et jamais assez expérimentée, dont le monde du travail ne sait pas quoi faire.
C : Mais très vite, l’intrigue s’essoufle.
M : Le postulat de départ est original : on n’a pas vraiment vu, jusqu’à présent, d’oeuvre culturelle illustrant la galère des millennials une fois lâchés dans le grand bain de la vie. Les Affamés promettait donc de combler un manque, mais s’avère frustrant. L’histoire, telle que présentée au cinéma en tout cas, est jonchée de non-sens, de déceptions et d’occasions manquées.
EXTRAIT 2
C : Louane Emera ne parvient pas à incarner une jeune rebelle convaincante.
M : L’indifférence des différents boss de la jeune diplômée à son égard, leur incapacité à prendre conscience de sa précarité, est aussi drôle que révoltante. Mais lorsque Zoé se met à vouloir faire la révolution, justement, c’est là que ça coince. Il y a un problème de fond ET de forme. Le fond, d’abord : Zoé mène une révolution de pacotille. Elle crée un site où les jeunes peuvent témoigner de leur ras-le-bol. Pourquoi pas. Mais rien n’est fait de ce site. Elle crée ensuite des soirées pour “les affamés”, où les gens s’entraident pour des petites tâches du quotidien et … s’échangent des bons de réduction.
C : Et c’est tout ?
M : À peu de choses près. Zoé veut faire la révolution, mais n’est pas interrogée par des journalistes - alors que l’un de ses colocataires est d’ailleurs pigiste, il pourrait écrire sur son initiative. Elle ne rencontre pas d’élus, de représentants syndicaux. En France, ce n’est vraiment pas réaliste. Et à cause de ça, le film ne décolle pas. On assiste plus à l’organisation d’un système de débrouille parallèle qu’à une remise en cause fondamentale du système. Peu d’initiatives plus ou moins nationales sont prises. L’une d’elles soulève une question d’ordre moral : une journée par semaine, les “affamés” ayant des jobs de service doivent saluer les clients en donnant leur niveau d’études. Du genre, “Bonjour, je suis Théo, j’ai 21 ans et je suis en 4e année d’architecture”, pour un jeune homme qui serait caissier dans un supermarché. On comprend l’intention : montrer le décalage entre le niveau d’étude et le job occupé. Mais qu’est-ce que ça veut dire, alors, des “vraies” caissières ou des “vrais” vendeurs, dont c’est le “vrai” travail, qui ne sont pas diplômés, qui n’auront peut-être d’autre perspective que celle-ci ? La toute fin du film essaie d’englober tous les précaires, mais ça arrive comme un cheveu sur la soupe, et pour des résultats irréalistes. On passe du rien au tout, avec une bien-pensance mal amenée.
EXTRAIT 3
C : Tu évoquais aussi un problème de forme, tu pensais à quoi ?
M : C’est compliqué de le dire avec des pincettes, alors je vais le dire franchement : Louane Emera n’est pas convaincante dans le rôle de Zoé. Souvent, elle semble plus réciter son texte que l’incarner. Quand elle se lance dans des discours ampoulés de jeune rebelle, on n’y croit pas, on n’est pas transporté, on n’a pas envie de faire la grève avec elle ou de monter des barricades. À la base, Louane Emera est une bonne actrice : elle a quand même eu un César du Meilleur Espoir pour La Famille Bélier. Mais là, il y a eu erreur de casting. Elle n’est convaincante que dans les scènes face à des boss insupportables. On ne croit pas du tout à son couple du début du film : il n’y a aucune alchimie entre elle et son petit-ami, caricature de photographe hipster, très amoureux une minute, puis distant la seconde.
C : Est-ce que la présence de ses 5 colocataires sauve la mise ?
M : Pas vraiment. Déjà, l’un d’eux, Arthur, est le plus vieux de la bande, et est banquier en CDI. On ne comprend pas quelle est sa légitimité à faire partie des “affamés”. On a aussi John, caricature de dragueur fanfaron joué par Rabah Nait Oufella. Regardez-le plutôt dans le film d’horreur Grave, sorti en 2016. Marc Jarousseau, aka Kemar sur Youtubeur, et l’actrice suisse Souheila Yacoub forment un couple insupportable qui prend la coloc en otage avec ses disputes inintéressantes et malaisantes. Nina Mélo incarne Chris, jeune lesbienne noire vendeuse en lingerie, et qui se rince parfois l’oeil sur les clientes. On n’aurait pas pu lui trouver un taff qui n’implique pas des femmes en petite tenue ? Ou en tout cas, montrer qu’on peut tout à fait être lesbienne et vendeuse en lingerie sans essayer de draguer la clientèle ? Je pense que si. Seul Lucas, le pigiste, joué par François Deblock, semble plus plausible que les autres. Sauf quand il se déguise en Edwy Plenel pour une soirée consacrée aux héros. À l’image du film : c’est too much, indigeste.
C : Bon, si on te comprend bien, on ne va pas voir Les Affamés ?
M : Si vous avez aimé le livre, pourquoi pas, l’exercice d’adaptation est toujours intéressant. À vouloir mélanger révolution et tentative ratée d’imitation de l’Auberge Espagnole, le film se perd, et nous aussi. On doit les seuls moments drôles au petit frère de Zoé, au discours beaucoup trop défaitiste pour son jeune âge. Les Affamés aurait pu être un film générationnel, ça ne sera sûrement pas le cas.
C : Merci Morgane Giuliani, pour celles et ceux qui ont quand même envie de faire un avis, Les Affamés est en salles depuis le 27 juin. À très vite !
Avec « Les Affamés », Louane Emera nous laisse sur notre faim
« Les Affamés » se veut être le film d’une génération, celle des millennials, surdiplomée et maltraitée dans le monde du travail. Mais, comme Morgane Giuliani va nous le faire remarquer, l’objectif n’est pas tout à fait accompli.
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