C: Salut Patrick. Les auditeurs qui te suivent un peu savent la passion que tu voues à Cinemaware, ce studio de développement californien qui a marqué la fin des années 1980. Il avait quoi de plus ce studio et qu’est-ce qu’il a apporté concrètement ?
P: Salut Corentin. En 1986, la plupart des jeux vidéo ont encore des graphismes relativement basiques et c’est la grammaire visuelle du média qui est en train de se définir tout doucement. Cinemaware va alors représenter un courant pionnier consistant à créer des jeux s’inspirant des codes du septième art, le “grand frère” en quelque sorte. On avait certes déjà eu des adaptations de film type Ghostbusters, mais Cinemaware va s’appliquer à reproduire une expérience toute cinématographique à l’écran. Robert Jacob, co-fondateur avec sa femme, a un déclic quand il tombe sur un prototype de l’ordinateur Amiga. Il en est certain, le nouvel ordinateur surpuissant de Commodore va permettre de proposer des expériences de jeu tout simplement i-né-di-tes.
C: Dans quel sens ? Parce qu’en 1986 on déjà plein de belles choses que ce soit sur micros ou consoles ?
P : Ce fondu de cinéma va s’inspirer de l’âge d’or d’Hollywood pour concevoir des jeux pensés pour exploiter les capacités de l’Amiga. Il s’entoure d’une « dream team » impressionnante dont R.J Mical, l’un des créateurs de l’Amiga même, ou le directeur artistique Jim Sachs pour livrer le premier joyau du groupe, Defender of the Crown en 1986.Inspiré du jeu de plateau Risk, ce jeu de stratégie prend place au 12ème siècle, alors que l’Angleterre voit ses provinces déchirées dans une terrible bataille entre saxons et normands durant l’absence de Richard Coeur de Lion, parti pour les Croisades. Elégant et raffiné, le jeu impose ce qui va devenir une formule chez Cinemaware, soit un jeu de stratégie ponctué de scènes d’action en mettant plein la vue.
>SON Defender of the crown
C: Bon, Patrick, Cinemaware se vend littéralement sur la promesse de « cinéma interactif » à l’époque. Avec un jeu qui tient sur deux ou trois disquettes, c’est pas un peu du bluff quand même ?
P: Tu fais bien de le rappeler, nous sommes quelques années avant l’arrivée du CD-ROM et, pourtant, Cinemaware donne pour la première fois la sensation de participer à un film dont on serait le héros. Avec ces scènes cinématiques mémorables comme lorsqu’on sauve une demoiselle en détresse. Il y a évidemment la réalisation de très haut vol qui y contribue mais pas seulement. Malin, Robert Jacob soigne à l’extrême la présentation des jeux avec des jaquettes sublimes qui renvoient à l’âge d’or d’Hollywood. On retrouve des visuels de guichet de cinéma à l’arrière du boîtier, une photo de pop corn à l’intérieur... et le jeu démarre sur un générique digne d’un film ! Un tel soin est inédit à l’époque et Cinemaware inaugure clairement une passerelle nouvelle avec les codes du septième art.
C: Chez Cinemaware, on adapte des grands classiques connus du cinéma ? On retrouve des acteurs type Errol Flynn ? C’est ma grand-mère qui va être ravie !
P: Non, pas d’adaptation de grand classique à proprement parler chez Cinemaware mais plutôt une capacité à cerner l’ambiance et les codes de genres majeurs à Hollywood dans les années 40/50. Après Defender of the Crown qui évoque Ivanhoé avec Robert Taylor, les équipes réunies autour des Jacob vont s’attaquer à différentes thématiques typiques du cinéma comme le super héros via Rocket Ranger, le film de gangster avec King of Chicago, la troisième guerre mondiale dans l’espace en 2017 avec SDI ou l’attaque de fourmis géantes dans It Came From The Desert ! N’oublions pas le simulateur de vol Wings qui nous plonge dans les combats aériens de la première guerre mondiale. La seule adaptation officielle sur laquelle ils travaillent sera un jeu basé sur les Three Stooges, un trio comique très populaire aux Etats-Unis dans les années 40/50.
>SON It Came from the desert
C: Si Cinemaware est si réputé, comme expliquer le fait qu’ils disparaissent si vite, en 1991 ? Que s’est-il passé Patrick ?
P: L’Amiga a été déclencheur pour Cinemaware et il restera toujours l’ordinateur de coeur du label, même si les jeux sont adaptés sur d’autres machines. L’Amiga subit de plein fouet le phénomène de piratage et il est distancé progressivement par le PC qui finit par l’envoyer au tapis. De plus en plus joueur, le PC s’impose dans le monde entier et Cinemaware aurait du le prioriser. Et puis il y a aussi le rapprochement malheureux avec le géant japonais NEC qui investit dans le studio pour alimenter le catalogue de sa console PC Engine. Elle fait un flop magistral aux Etats-Unis et Cinemaware ne s’en remettra pas, après avoir produit une version CD-ROM de It Came From the Desert incluant des acteurs filmés. C’est la tragédie de cette histoire: le pionnier d’un jeu vidéo très cinématographique ferme boutique au moment où le CD-ROM rend tout cela possible. Les fans ne s’en sont jamais remis.
C: Il en reste quoi de Cinemaware aujourd’hui ? On peut encore trouver les jeux ?
P: Après une tentative de résurrection du label au début des années 2000, Wings a profité d’un remake en 2014. En 2016, Starbreeze a acheté les droits de Cinemaware, évoquant de futurs jeux en réalité virtuelle. De quoi envoyer du rêve même si les soucis judiciaires et financiers du groupe depuis ont un peu douché les espoirs. En attendant, on voit des fans s’activer comme un certain Josue Candela Perdomo qui planche en solo sur un remake 3D de It Came from the Desert. On a même eu droit à une adaptation en film de ce dernier, un beau paradoxe ! Bon, et puis les grands classiques du studio sont disponibles sur Steam dans une compilation bien garnie, Cinemaware Anthologie. On trouve aussi quelques titres vendus à l’unité sur GOG.com.
C : C’était donc Patrick Hellio, qui nous parlait de Cinemaware dont on peut trouver une sélection de titres sur les boutiques en ligne Steam ou GOG.com. Merci Patrick, il était impossible qu’on ne parle pas de Cinemaware avec toi dans l’équipe ! Merci infiniment et à bientôt !
Cinemaware : quand la fusion entre septième art et jeu vidéo a coupé court
Cinemaware a participé à l’âge d’or de l’ordinateur Amiga, mais il représente aussi une manière d’aborder le jeu vidéo sous un angle radicalement cinématographique. Retour avec Patrick Hellio sur la trajectoire de ce studio plus proche que jamais des étoiles d’Hollywood.
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