Corentin : Depuis quelques temps, tes chroniques gastronomie tournent beaucoup autour de tendances, Thomas. Et j’ai bien l’impression que celle que tu t’apprêtes à présenter ne fera pas exception. J’ai pas raison ?
Thomas : Salut Corentin, et, oui, tu as raison. Que veux-tu, c’est pas que je n’aime pas donner des recettes, hein, loin de là, mais parler de choses qui sont autour de la cuisine, c’est intéressant aussi, non ?
Corentin : Oui, oui, c’est intéressant aussi, et puis tant qu’on parle de bouffe, hein, tu peux y aller, ça me va ! Du coup, de quoi c’est-y que tu parles aujourd’hui ?
Thomas : On va parler de fumé.
Corentin : Ah ! La fumée, OK. Tu reviens sur les bases de la cuisson, qui est un des trois fondamentaux de la cuisine, c’est ça ?
Thomas : Alors, non, pas tout à fait. Aujourd’hui, je parle du goût fumé, qui est de retour en force depuis une dizaine d’années.
Corentin : Le goût fumé, le goût fumé… A part dans certaines viandes et poissons, je vois pas trop où il est présent ailleurs. Tu es sûr que c’est une tendance de fond ?
Thomas : On va voir, justement. Evidemment, lorsque l’on parle de fumé dans la nourriture, on pense d’abord au saumon fumé ou au jambon fumé. Après tout, en France, bien souvent, c’est via ces aliments que l’on découvre ce goût particulier. Mais il est présent dans bien d’autres choses, des fromages aux légumes en passant par les condiments ou les boissons.
Corentin : Même les boissons ? OK, ça m’intrigue. Mais commençons par la base : pourquoi est-ce que l’on fait fumer des aliments ?
Thomas : Comme beaucoup de techniques culinaires anciennes, le fumage a pour objectif premier la conservation des produits. Il est fort possible que les premières tentatives de fumage à chaud aient vu le jour pendant le paléolithique, peu de temps après la domestication du feu. Au départ, le fumage est juste une méthode de séchage, qui permet de tuer les bactéries, virus et autres miasmes indésirables à la surface du morceau de viande ou de poisson.
Plus tard, cette technique est combinée au salage préalable du produit : le fait de plonger un morceau de viande dans du sel - qui a des propriétés antiseptique - puis de le fumer lui garantie un temps de conservation très important. C’est bien pratique lorsque l’on ne maîtrise pas encore l’élevage et que l’on est tributaire des migrations des animaux.
Corentin : Notre goût pour le fumé viendrait donc à la base de la nécessité d’utiliser cette technique pour prolonger la conservation de produits. OK. Mais pourquoi, à l’heure des conservateurs et autres, on continue à fumer les aliments ?
Thomas : Déjà parce que le fumage est un procédé globalement naturel qui réduit la quantité d’intrants artificiels. Pour faire un jambon fumé, on a besoin d’une cuisse de cochon, de sel, de salpêtre, d’épices et d’herbes. Et d’un fumoir, OK. Mais c’est fondamentalement tout. Pas d’arômes artificiels ou autre. Alors c’est sûr, ça prend du temps, et dans l’industrie alimentaire comme partout, le temps c’est de l’argent, et prendre des raccourcis avec de la fumée liquide, qui n’est pas le nom d’un nouveau perso dans la saga des Metal Gear, est souvent la solution.
Et aussi, on continue à fumer des aliments parce que c’est délicieux, tiens ! Après tout, si on a créé des additifs artificiels pour reproduire ce goût, c’est parce qu’on a appris à l’aimer et à l’intégrer dans la cuisine.
Corentin : Et du coup, comment on fait ?
Thomas : Après la préparation de la viande ou du poisson dans le sel, deux techniques s’offrent à nous, comme l’explique Stéphane Roche, directeur de l’atelier de fumaison de poisson SAFA, à l’émission Très Très Bon, sur Paris Première :
[01 - saumon.mp3]
Pour le saumon fumé, c’est principalement de la fumaison à froid. On dépasse jamais les 22°C. On est aussi capable de fumer des poissons à chaud, donc là on va avoir une chair qui va un peu plus blanchir, un peu plus cuire. On le fait pour l’anguille, on le fait pour le hareng. Et après c’est tout un art de tranchage. On va admirer les trancheuses qui font des tranches très fines.
Donc la variation se fera essentiellement sur la température de la fumée utilisée. Et j’anticipe ta question : certes, il n’y a pas de fumée sans feu, donc de chaleur. Mais on peut faire refroidir cette fumée, en la faisant passer par des tuyaux, par exemple. C’est comme ça que l’on peut avoir une fumée à 22°C, comme dans l’extrait sonore.
Corentin : Ah oui, c’est étonnant ! Mais bon, le saumon et le jambon, c’est un peu limité. Comment on fume un fromage, comme tu l’as laissé entendre tout à l’heure ?
Thomas : Eh bien de la même manière ! On va enfermer des fromages affinés dans un fumoir pendant quelques heures, et on va y diffuser une fumée froide. Alors certes, ça ne parlera pas forcément à nos auditeurs français, où la fumaison de fromage est relativement rare. Mais en Suisse, par exemple, on trouvera sans problème des gruyères fumés. Et en Italie, scarmoza et provolone ne seraient rien sans cette précieuse fumée.
En fait, le fumage est une redécouverte en France. Dans d’autres régions du monde, il a toujours été vivace. Tiens, par exemple, depuis quelques années, à Paris et dans d’autres grandes villes de France, on découvre le barbecue à l’américaine, notamment le barbecue texan. En fait, ce qui fait cuire la viande, c’est moins l’agressivité des braises comme on a l’habitude lors de nos grillades estivales, que le lent travail de la fumée chaude qui pendant des heures va faire fondre doucement les graisses intramusculaires de la viande et transformer les morceaux tendineux en des bonbons salés fondants. C’est la même démarche que l’on retrouve avec les barbecues sud-américains.
Corentin : Arrête, tu me donnes faim. Bon, et tu as aussi abordé la question de boissons. On fait fumer de l’eau ?
Thomas : Alors tu vas être surpris, mais oui ! Mais c’est pas très intéressant. En fait, la boisson la plus prisée qui suit un processus de fumage similaire à celui qu’on a évoqué jusqu’ici est le lapsang souchong…
Corentin : Ah oui, l’interprète de Foule Sentimentale…
[02 - badump.mp3]
Thomas : Ah ben je l’attendais, celle-là. Le lapsang souchong, donc, qui est un thé dont les feuilles sont séchées à la fumée, lui conférant une saveur… fumée.
Mais en fait, quand je parlais de boisson fumée, je pensais davantage à des breuvages ayant des caractéristiques gustatives rappelant la fumée. Et au premier rang de ces boissons, il y a le whisky tourbé écossais, et le mezcal.
Corentin : Ah mais oui ! Et du coup, vu ce que tu me dis, ce goût fumé du whisky ne vient pas du fait qu’on ait entreposé des barriques dans un fumoir.
Thomas : Eh bien non. L’acquisition de ce goût fumé a lieu bien en amont dans le processus de fabrication du whisky. Une des étapes principales du processus de fabrication du whisky est le séchage du malt, qui est le nom que l’on donne à la céréale germée, un des deux ingrédients principaux du whisky avec l’eau. Dans de nombreux cas, ce malt est séché à l’air chaud. Mais en Ecosse, où l’on trouve de nombreuses tourbières, on utilise la tourbe comme combustible. Cette tourbe brûlée va ajouter des arômes de fumée au malt que l’on retrouvera ensuite en bouteille, après le processus de distillation.
Concernant le mezcal, cet alcool mexicain de plus en plus tendance également, le goût fumé vient également du traitement de la matière première. Dans ce cas, il s’agit de l’agave, une grosse plante grasse. L’agave est mise à cuire plusieurs jours dans de grandes fosses souterraines, où la fumée dégagée par le bois en combustion ajoute là aussi un arôme.
Corentin : Ah, c’est donc comme ça que ça se passe ! Pour finir, d’après toi, est-ce que c’est une tendance qui va s’installer chez nous ?
Thomas : Difficile de répondre strictement à cette question. Car si les spiritueux fumés ont largement gagné en popularité en France depuis le début des années 2000, les restaurants de barbecue à l’américaine sont encore très marginaux, et donc coûteux (parce que faire tourner un fumoir 24 heures sur 24, c’est un investissement). Restent les salaisons fumées que l’on consomme de manière épisodiques - notamment lors des fêtes - et qui elles sont là pour rester. Donc à voir comment évoluera la tendance, si les français se mettront pleinement aux fromages fumés ou pas.
Corentin : L’avenir nous le dira. Merci Thomas, et à bientôt !
Thomas : A bientôt !
Fumer tue, mais fumer la nourriture, ça tue
Saumon fumé, jambon fumé, fromage fumé… La nourriture fumée, on connaît bien ! Mais saviez-vous que dans certains pays on fumait certaines boissons ? Thomas Hajdukowicz revient avec nous sur ce goût qui revient en force dans les plats ces dernières années.
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