Corentin : Bon, après un mois d’octobre qui a joué les prolongations estivales avec des températures invraisemblables, j’ai bien l’impression qu’on est bien installé dans l’automne. T’en penses quoi, Thomas ?
Thomas : Oh ben j’en pense que la cuisine d’automne…
Corentin : Tût tût tût… Tu nous as déjà fait une chronique là-dessus, tu croyais quand même pas que j’allais te laisser faire, oh ! Allez, trouve-moi autre chose.
Thomas : Nan mais tu ne m’as pas laissé finir ! J’en pense que quand on parle de cuisine et d’automne, on parle aussi d’une certaine façon de guide gastronomique.
Corentin : C’est quoi encore ces saucisses ? C’est pas février, la saison des guides gastronomiques ?
Thomas : Ah, tu penses au fameux Guide Rouge édité par Michelin qui récompense les meilleurs établissements avec des étoiles. Oui, lui, il sort début février généralement. Mais en octobre et novembre, tu as trois autres guides qui sortent : le Gault & Millau, le Guide du Fooding et le Guide Champérard. Jusqu’à récemment, le Bottin Gourmand sortait aussi en automne. Donc l’automne, ça n’est pas que la saison des potirons et des champignons. C’est aussi la saison des guides.
Corentin : OK, mais pourquoi nous parler de ça aujourd’hui ?
Thomas : Eh bien tout simplement parce qu’on se demande de plus en plus à quoi ils servent, ces guides.
Corentin : C’est à dire ?
Thomas : Bon, là, pas le choix, il va falloir faire de l’histoire. Le guide de référence, celui auquel tu as tout de suite pensé quand j’ai parlé de guide gastronomique, c’est le Michelin. Le premier guide sort en 1900, mais c’est surtout une brochure publicitaire pour la marque de pneus. Il faut attendre 1920, alors que la population automobiliste française augmente, pour que le guide comporte des informations et des notations sur différents restaurants.
Le classement avec les étoiles apparaît en 1931. A l’époque, le raisonnement est simple : une étoile signifie que si on est dans la ville où se situe le restaurant, ça vaut la coup d’y aller. Deux étoiles signifient que si on est dans la région du restaurant, ou que s’il se situe un peu à l’écart du trajet que l’on effectue, ça vaut le coup de faire un détour. Enfin, 3 étoiles signifient que le restaurant à lui seul vaut que l’on fasse le voyage. Et déjà à l’époque, une petite armée d’inspecteurs traversent la France à la recherche de bonnes tables.
Corentin : Il y a une rigueur dans le travail. J’imagine que c’est aussi ça qui va construire la réputation du guide.
Thomas : Oui, mais pas que. Un restaurant inconnu peut se retrouver propulsé sur le devant de la scène s’il obtient ne serait-ce qu’une étoile. Des carrières peuvent naître grâce à ce précieux sésame. Mais cela peut avoir des effets pervers. Les restaurateurs vont se mettre à rivaliser de créativité et d’hospitalité pour pouvoir obtenir ou maintenir leurs étoiles. Très vite, les restaurants vont devenir inaccessibles aux bourses les plus modestes. Des phénomènes de hype peuvent naître et disparaître en un clin d’oeil du fait des guides gastronomiques. Et ça peut conduire au pire :
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C’est donc l’une des grandes étoiles de la gastronomie française qui s’est éteinte hier. Bernard Loiseau, le chef de la Côte d’Or à Saulieu, a probablement mis fin à ses jours dans l’après-midi, à son domicile. Ses étoiles, Bernard Loiseau ne les a pas perdu. En revanche, le guide Gault & Millau lui avait récemment retiré 2 points. Il était passé de 19 à 17 sur 20. Et déjà Paul Bocuse, un autre grand chef, montre du doigt les critiques gastronomiques. Ecoutez-le, interrogé par Claude Cordier : “Vous lui connaissiez des difficultés récemment ?” “Non, parce que si vous voulez, il était passé en bourse, il était à l’aise. Mais je crois que ce qui l’a affecté beaucoup, c’est d’avoir perdu ses deux points au Gault & Millau. Il était très affecté d’être dégradé, quoi. C’est pour ça que je dis qu’ils l’ont aidé à mourir.”
Des mots durs de Paul Bocuse, à propos de la disparition du chef Bernard Loiseau, en février 2003, à l’antenne de France Inter.
Corentin : Donc du coup, il faut dire non aux guides ?
Thomas : Côté chefs, c’est sûr que ça en obsède certains, ce qui peut les pousser au burnout, voire pire, comme dans le cas de Bernard Loiseau. Mais côté usagers, ça dépend, parce que tu le sais, rien n’est jamais simple.
Corentin : OK. Ca dépend de quoi alors ?
Thomas : Aujourd’hui, tu le sais, on est dans une époque d’hyper-communication et d’immédiateté. Si un nouveau restaurant ouvre, une multitude d’articles, de commentaires sur les réseaux sociaux et autres vont apparaître. Je ne vais pas attendre un an avant que son nom soit potentiellement indexé dans un guide imprimé. Au final, tout le monde peut devenir critique. Les plateformes comme Yelp ou Tripadvisor servent à rassembler les témoignages d’inconnus qui, pondérés, doivent pouvoir donner une note moyenne à peu près juste des établissement concernés.
Surtout, ces plateformes peuvent être utilisées pour noter absolument tous les types de restaurants, du kebab du coin à la table la plus prestigieuse de la région. En cherchant bien, on doit pouvoir y trouver son bonheur.
Corentin : OK; ça, c’est l’argument anti-guide. Quel serait l’argument pour, dans ce cas ?
Thomas : Eh bien il est assez similaire. Car si tout le monde peut devenir critique, ça veut aussi dire que finalement, personne n’est critique, aussi paradoxalement que ça puisse paraître. Et sur certaines tables, notamment les restaurants les plus luxueux, tu veux souvent avoir l’avis d’un palais bien aiguisé avant de dépenser une somme considérable d’argent dans un repas. Les guides font donc ce travail.
En outre, aujourd’hui, les guides “institutionnels” (donc le Michelin, le Gault & Millau, le Fooding…) mettent également en ligne beaucoup plus de critiques que ce qui est publié dans les formats imprimés. La plus value du print sera dans la compilation du meilleur, et dans l’ajout de détails qui ne sont pas forcément dispo en ligne.
Corentin : OK, donc les guides imprimés, c’est surtout si tu veux avoir un avis précis sur un restaurant à propos duquel tu sais que l’addition risque d’être élevée. Je vois.
Thomas : Aujourd’hui, globalement, les nouveaux restaurants - donc pas les institutions luxueuses - ont bien compris l’importance de la présence sur les réseaux sociaux. C’est moins la critique gastronomique que l’avis global du public qui va compter. Bien sûr, il faut que la cuisine soit bonne; originale, saisonnière... Mais il faut aussi qu’elle soit instagramable. Ce sont les leçons que les cuisiniers et propriétaires de restaurants ont appris de la crise de 2008-2009, pendant laquelle les établissements un peu trop pète-sec ont dû revoir leurs politiques de communication, de grille tarifaire et d’hospitalité pour pouvoir faire face à une clientèle se raréfiant.
Corentin : Merci pour ces renseignements, Thomas. On y voit un peu plus clair sur les raisons de la persistance de certains guides gastronomiques à l’époque d’Internet. A bientôt !
Thomas : A bientôt !
Les guides gastronomiques : la guerre des étoiles
À l’heure de Yelp, de Trip Advisor et des avis Google, on est en droit de se demander si les guides gastronomiques ont encore une utilité. Eh bien, ça tombe bien, car l’ami Thomas Hajdukowicz sera justement là pour répondre à cette question.
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