Corentin : Dis-moi Thomas, tu connais cette émission sur Youtube, où des gens se font interviewer en mangeant des ailes de poulet de plus en plus pimentées ?
Thomas : Tu veux parler de Hot Ones, sur la chaîne First We Feast ? Oui, je connais, pourquoi ?
Corentin : Eh bien... pourquoi ? Tout simplement, pourquoi ? Pourquoi une émission d’interview autour de ce concept ?
Thomas : Ah, toi aussi, tu te demandes c’est quoi le délire avec les sauces piquantes en ce moment. Je suis bien content de ne pas être le seul à me poser la question.
Corentin : Oui, voilà : c’est quoi le délire avec les sauces piquantes ?
Thomas : Il y a plusieurs réponses à cette question. C’est vrai que, médiatiquement, on voit de plus en plus de challenge autour de la consommation de piment ou de sauces très piquantes ces dernières années. On le voit par exemple dans cette scène des 11 Commandements, monument du 7e art français.
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Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette, le premier de nous deux qui rira mangera un piment américain, le deuxième piment le plus fort du monde.
Corentin : Ah ouais, gros niveau aujourd’hui.
Thomas : Que veux-tu, on a les références qu’on peut. Bref, dans cette scène potache, Michael Youn perd, et croque à pleines dents dans ce qui ressemble à un Carolina Reaper, un des piments les plus puissants du monde. Tout le monde se marre, jusqu’à ce que l’intéressé se mette à réclamer de l’eau, du lait, du lait concentré… pour atténuer sa peine.
Donc une des premières explications du phénomène sauce piquante, c’est tout simplement qu’on associe la nourriture épicée à la virilité. C’est le cas en Occident ces derniers temps, mais c’est aussi un concept présent dans la médecine ayurvédique indienne. Manger des piments crus, vider un pot de sauce piquante sur sa viande, boire du tabasco à la bouteille, ça prouve que l’on est un homme, un vrai, avec des poils et tout. Dans un article paru dans la revue scientifique Physiology & Behavior en 2015, une équipe de chercheurs et chercheuses française menée par Laurent Bègue montre que les hommes ayant un taux de testostérone élevé ajoutait davantage de sauce piquante à leur nourriture.
Corentin : OK. C’est effectivement un élément de réponse. Dans le passé, on pouvait prouver sa virilité grâce à sa résistance à la douleur physique. Aujourd’hui, dans nos temps plus apaisés, ça serait la nourriture épicée qui permettrait de distinguer les mâles alpha. Mais je vois un problème à cette analyse : il y a plein de pays où la nourriture épicée est part intégrante du régime quotidien. Et c’est consommé tant par les hommes que par les femmes.
Thomas : Oui, tu mets le doigt sur un élément clé. En 2013, Mike Rugnetta de la chaîne Youtube PBS Idea Channel soulignait quelque chose d’intéressant par rapport au design des bouteilles de sauces piquantes qu’il collectionne. Celles venant des Caraïbes ont des animaux sur leurs étiquettes. Celles venant d’Amérique Latine mettent en scène des personnages locaux. Et celles fabriquées aux Etats-Unis font tout pour jouer sur la fibre du gros dur. On va même avoir des sauces qui sont marketées comme étant mortelles, pas faites pour les mauviettes, quoi.
Et de fait, en Jamaïque, en Corée, en Thaïlande, en Inde ou au Mexique, le piment et les sauces piquantes sont un condiment comme un autre. Et c’est la deuxième raison pour laquelle on assiste à cette recrudescence d’épices dans notre quotidien. Le public occidental a découvert les cuisines “authentiques” de ces pays et s’est mis à les apprécier il y a 10 à 15 ans. Jusqu’ici, elles étaient assez confidentielles, voire rejetées. Aujourd’hui, elles font presque l’objet de cultes par les foodistas, en Amérique du Nord comme en Europe. Les gourmets actuels se doivent d’avoir du gochujang (la pâte de piment fermenté coréenne) ou du piment de la Jamaïque dans leurs placards.
Corentin : Je vois. La nourriture épicée devient une invitation au voyage, à la recherche de nouvelles sensations culinaires. Manger épicé, c’est prouver qu’on est un peu plus un citoyen du monde. Avec l’essor de restaurants mexicains, indiens, thaï ou coréens servant des plats plus proches que ce que l’on peut trouver dans les pays d’origine, un nouveau public en quête d’authenticité a vu le jour.
Thomas : Oui, le piquant est un marqueur socio-culturel. Originellement, on mange épicé pour masquer le goût de viandes qui pourraient commencer à faisander. A la base, c’était l’apanage des très riches. Avec la démocratisation des épices, la sauce piquante est devenu un condiment pour relever des plats fades. Aux Etats-Unis, c’est un symbole de la communauté afro-américaine. Dans son titre Formation, Beyoncé affirme qu’elle a toujours une bouteille de sauce dans son sac.
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La présence de cette bouteille dans le sac de Queen B en dit beaucoup plus sur l’histoire gastronomique afro-américaine qu’il n’y paraît. Née de la cuisine des esclaves, elle est préparée à partir des bas morceaux que les propriétaires ne voulaient pas. Il a donc fallu la relever avec quelque chose pour lui donner davantage de goût : la sauce piquante. Avec la fin de l’esclavage mais le début de la ségrégation, il était commun pour les afro-américains d’avoir une bouteille de sauce avec eux, puisque certains restaurants acceptaient de leurs vendre à manger, mais refusaient de leur fournir des couverts ou des condiments. La sauce piquante prend alors un sens tout autre, puisqu’elle incarne la lutte pour les droits civiques.
Corentin : Ah oui, il y a un autre degré de compréhension dans cette chanson et dans l’histoire de la soul food aux Etats-Unis. Tu nous as donné 2 raisons à l’avènement de la sauce piquante. Est-ce qu’il y en a un troisième ?
Thomas : Oui, et il est assez simple et évident, et synthétise les deux premiers. Il s’agit tout simplement de l’esprit de compétition. Au delà de la notion de virilité, consommer beaucoup de sauce piquante, même si c’est ridicule, ça permet d’en mettre plein la vue. Les différentes marques de sauces l’ont bien compris, en indiquant désormais quasiment systématiquement le positionnement de la sauce en question sur l’échelle de Scoville.
Corentin : Qu’est-ce que c’est que ça ?
Thomas : C’est une échelle scientifique permettant de mesurer le piquant d’un piment. Plus elle est élevée, plus le piment est chaud. Elle est calculée en fonction de la dilution nécessaire qu’il faut pour que l’on ne ressente plus la sensation de chaleur d’un piment réduit en purée. Donc si on utilise une sauce avec un niveau de Scoville plus élevé que le voisin, forcément, il y a de quoi pavaner.
En outre, aujourd’hui, posséder plein de sauces rares différentes permet de se distinguer, comme d’autres collectionnent les whiskies ou les vinyles. En somme, la sauce piquante, c’est quand même un peu un truc de hipster.
Corentin : Eh bien merci pour ces éclaircissements, Thomas. Vous pourrez à votre tour épater la galerie la prochaine fois que vous mangerez de la nourriture du Sichuan !
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