Corentin : Depuis quelques années, bon nombre d’intellectuels médiatiques font appel à ce que l’on appelle le “roman national”, une sorte d’histoire de France inaliénable :
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Certains historiens aujourd’hui veulent nous apprendre une autre histoire que l’histoire de France, pour faire plaisir aux populations venues d’ailleurs. Et on veut nous apprendre une autre histoire qui corresponde à l’idéologie dominante d’aujourd’hui, et non plus l’histoire de France, et surtout oublier les racines chrétiennes de la France, etc…
Vous aurez peut-être reconnu Eric Zemmour, qui s’exprimait sur BFMTV pas plus tard qu’en octobre 2018 sur cette question. Alors, Thomas, en tant que chroniqueur histoire des Croissants, est-ce que tu peux nous expliquer ce que c’est, cette histoire de France aux racines chrétiennes et caetera dont parle monsieur Zemmour.
Thomas : Bonjour Corentin. On commence sur les chapeaux de roues avec beaucoup de légèreté encore une fois à ce que je vois. Bon, pour commencer, comme tu l’as dit, le discours d’Eric Zemmour, mais aussi de Lorant Deutsch, de Stéphane Bern ou de Franck Ferrand - qui soit dit en passant ne sont pas plus historiens que toi ou moi, Corentin - entre dans le cadre de ce que l’on appelle le roman national, comme tu l’as dit.
Le roman national est une façon d’enseigner l’histoire qui émerge au XIXe siècle. La Youtubeuse La Prof explique les origines de ce concept :
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Un changement radical se produit à partir des années 1870 avec la défaite de la France contre la Prusse, puisqu’on considère que les Français se sont faits écraser parce qu’ils étaient moins patriotes que les Prussiens. On cherche aussi à ancrer la Troisième République, qui vient tout juste de succéder au Second Empire. Bref, le meilleur moyen de transmettre l’amour de la nation aux plus jeunes, c’est bien sûr en leur montrant à quel point leur pays a une histoire grandiose. On oublie l’histoire de la création, abandonnée à partir de l’année 1865, on laisse un peu de côté l’Antiquité, et on s’intéresse à l’Histoire de France, à partir de personnages emblématiques qui illustreront la grandeur de la nation. Comme nos ancêtres les Gaulois, un peuple guerrier et fort, représentés de manière très caricaturale dans les manuels de la Troisième République.
Corentin : Ah, donc tous ces trucs du vase de Soissons et de Marignan 1515, ça remonte à cette époque ?
Thomas : Eh oui. L’enseignement de cette histoire très factuelle : on parle de grands personnages, comme Charlemagne, ou Jeanne d’Arc. On évoque les grandes batailles et découvertes qui ont formé la nation. Et on glorifie le merveilleux passé de la France, dans lequel doivent s’inscrire les élèves à qui on l’enseigne.
Corentin : Bah écoute, je vois pas trop où le problème. Après tout, l’histoire, c’est une succession de faits. Si les faits sont vrais, pourquoi ne pas les enseigner ?
Thomas : Pour plusieurs raisons. Déjà, certes, l’histoire c’est une succession de faits. Mais les ânonner bêtement sans les remettre dans une perspective plus large, qu’elle soit temporelle, géographique, culturelle ou sociale, c’est ne regarder que par le trou de la lorgnette. Ensuite, certes, la plupart des faits sont vrais. Mais des fois non ! Un des exemples les plus fameux est le baptême de Clovis.
Corentin : Qui a eu lieu en 496, si je ne m’abuse.
Thomas : D’après Grégoire de Tours, oui. Sauf que Grégoire de Tours n’est pas un contemporain de Clovis. Il écrit l’histoire de son baptême près de 80 ans après l’événement. De fait, aujourd’hui, on ne sait toujours pas quand exactement a eu lieu ce sacre. Mais pour Grégoire de Tours, 496 a une importance, parce que ça veut dire que Clovis a été baptisé au même âge que le Christ lorsque ce dernier a été crucifié. Et ce baptême aurait eu lieu la veille d’une grande bataille, de la même façon que l’empereur romain Constantin s’était fait baptiser après une situation similaire. Grégoire inscrit donc Clovis tant dans la mythologie chrétienne qu’impériale.
Corentin : OK, mais c’était au Moyen ge, tout ça.
Thomas : Oui, mais quand au XIXe siècle la France cherche de grandes figures pour construire le roman national, on prend texto cette histoire de Clovis vieille de plus de 12 siècles, en le dépoussiérant à peine.
Surtout, dernier argument contre cet enseignement du roman national - qui a été en vigueur jusque dans les années 1950, environ : c’est qu’il est partiellement responsable des deux guerres mondiales.
Corentin : Comment des cours d’histoire peuvent résulter en un conflit mondial ? Tu vas pas un peu trop loin, Thomas ?
Thomas : À peine. En montant le bourrichon des jeunes Français en leur disant que leur pays c’est le meilleur et que tous ceux qui sont à l’extérieur de nos frontières, c’est des gros nuls barbares, on va avoir un peu moins de scrupules à tuer un Allemand dans les tranchées du nord de la France entre 1914 et 1918, par exemple. Et la réciproque est valable dans de nombreux pays européens à cette époque, où les nationalismes explosent. L’enseignement de l’histoire a donc un rôle dans l’origine de ces conflits, certes secondaire, mais un rôle quand même.
Corentin : Du coup on fait quoi ? On ne peut plus aimer l’histoire de France ?
Thomas : Alors si, bien sûr qu’on peut aimer l’histoire de France. Mais quand tu parles d’histoire de France, de quoi parles-tu ?
Corentin : Ben… je sais pas… L’histoire de la France, quoi !
Thomas : Si je te pose cette question, c’est parce que c’est pas évident, comme sujet. Est-ce que l’on parle de l’histoire des événements qui se sont déroulés sur le territoire de la France ? Dans ce cas, comment définit-on ce territoire ? Parce qu’il a changé au fil du temps, entre le domaine royal riquiqui de Hugues Capet à l’empire de Napoléon. Par exemple, est-ce que la grotte de Lascaux, c’est de l’histoire de France ? Ou encore est-ce que les mégalithes de Carnac, c’est de l’histoire de France ?
Corentin : Ah ben pour Lascaux, je dirais que c’est de la préhistoire, donc ça rentre dans un contexte plus global… Et pour Carnac… c’est de l’histoire bretonne, peut-être ?
Thomas : Je ne sais pas ! Le fait est que ces deux choses se situent sur le territoire français, et qu’en conséquence, avec une interprétation tordue, on pourrait faire rentrer l’art pariétal de Lascaux dans la grande histoire de l’art français.
On peut aussi faire commencer l’histoire de France au moment où l’on commence à parler de France, ou de Francs. Mais du coup, ça veut dire faire commencer cette histoire au Ve siècle et se priver d’un héritage antique grec et romain quand même toujours bien à mettre sur son CV.
Sinon, on peut aussi se poser la question de savoir si l’histoire de France, c’est l’histoire des Français.
Corentin : Ah ben oui, déjà, là, oui, OK, ça semble plus logique.
Thomas : Mais dans ce cas, de quels Français parle-t-on ? Est-ce que l’on parle des souverains et généraux qui avaient certes un poids politique non négligeable ? Ou bien va-t-on s’intéresser aux classes plus populaires, qui elles aussi à leur façon, ont écrit l’histoire de France ?
Et puis le discours sur nos ancêtres les Gaulois est bien sympa, mais pas vraiment vrai. Tiens, écoute ce discours qu’a donné François Mitterrand en 1987 à la Sorbonne :
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Nous sommes Français. Nos ancêtres les Gaulois. Un peu Romains. Un peu Germains. Un peu Juifs. Un peu Italiens. Un peu Espagnols. De plus en plus Portugais. Peut-être, qui sait, Polonais. Et je me demande si déjà nous ne sommes pas un peu Arabes.
La France, à travers son histoire, s’est construite sur une mosaïque de cultures. Donc les Gaulois, OK, mais il ne faut pas oublier le terrible génocide dont ils ont été victime après la conquête romaine. D’ailleurs, nous parlons une langue latine, et peu de mots d’origine gauloise ont intégré notre dictionnaire aujourd’hui. Ce sont aussi les apports des différentes cultures qui ont fait la France et son histoire.
Corentin : C’est ce que reprochent d’ailleurs les extrémistes tenant de la théorie du grand remplacement dont on ré-entend parler dernièrement.
Thomas : Oui, ce qu’ils reprochent, ainsi que celles et ceux qui réclament le retour du roman national, c’est que les programmes d’histoire du primaire et du secondaire aient élargi le spectre des savoirs à acquérir en histoire et en géographie. On va parler davantage d’histoire de la Méditerranée et d’histoire de l’Europe.
Mais dans un monde de plus en plus globalisé, est-ce que ça n’est pas plus important de savoir l’histoire des différents échanges qui ont fait du bassin méditerranéen un tel bouillon de culture que de connaître les trouzemille batailles qui ont eu lieu pendant la Guerre de Cent Ans ?
Corentin : Oui, et c’est un moyen de mieux comprendre les relations qu’a pu entretenir la France avec le reste du monde, j’imagine.
Thomas : Tout à fait ! La France n’est plus, et en fait n’a jamais été, un pays isolé. Dans toutes ses incarnations, des peuples gaulois - parce que la Gaule unie n’a jamais vraiment existée - à nos jours, les gens qui l’ont habité ont été en contact avec d’autres peuples et cultures, pour se taper dessus, ou beaucoup plus simplement pour commercer.
L’enseignement de l’histoire au secondaire doit préparer des citoyennes et des citoyens, que ces adolescents aient un bagage minimum pour comprendre le monde complexe dans lequel on vit. Les 2 à 4 heures hebdomadaires d’histoire-géo au collège et lycée n’ont pas d’autre but. Elles ne servent pas à former des historiens. Pour ça, ils et elles pourront poursuivre des études dédiées dans le supérieur.
Corentin : Même si je ne suis plus vraiment trop sûr de ce qu’est l’histoire de France, en tout cas, ta chronique a le mérite de remettre quelques idées reçues bien en place. Est-ce que tu as des recommandations si on veut aller plus loin ?
Thomas : Oui ! Je vous invite à lire la BD La Balade Nationale, d’Etienne Davodeau et Sylvain Venayre dans la collection L’Histoire dessinée de la France - que j’avais déjà évoqué dans une précédente chronique, qui se focalise sur cette question des origines de la France et de la définition de l’histoire de France. Et si vous voulez reconnecter l’histoire nationale à l’histoire internationale, jetez-vous sur L’Histoire Mondiale de la France, écrit par un collectif de 122 historiennes et historiens, sous la direction de Patrick Boucheron.
Corentin : Merci pour ces ultimes conseils de lecture, et à bientôt Thomas !
Thomas : A bientôt !
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