Corentin : Décidément, les gilets jaunes font beaucoup parler… Pourtant, pas grand monde n’arrive à catégoriser ce mouvement inédit ! Protéiforme, sans gouvernance et sans véritable porte-parole unique : il laisse nombre d’analystes perplexes. Mais peut-être que la clef, se trouve dans l’histoire, n’est-ce pas Audrey ?
Audrey : C’est vrai, depuis plusieurs semaines, le mouvement des gilets inspire beaucoup. Et d’ailleurs, ça part un peu dans tous les sens.
Chaque historien, chaque éditorialiste et même, chacun de vos voisins bavards à sa petite analyse sur la question. Mais puisqu’on est sérieux ici, chez les Croissants, on va se fier aux observateurs sérieux, qui savent ce qu’ils font … plutôt qu’à Eric Brunet. No offense.
Alors pour vous j’ai lu. Beaucoup. Et je vais vous livrer un condensé de ces analyses, toutes pertinentes.
Car si personne n’a rien vu venir ... les historiens, eux, sont loins d’être surpris. comme le souligne dans Le Monde l’historienne Mathilde Larrere, à l’Université Paris-Est-Marne-la-Vallée, les revendications, et même la sociologie du mouvement n’a rien d’inédit dans l’histoire des révoltes françaises. Cette configuration remonte même au moyen-âge !
C : La première référence évidente, et celle qu’on entend le plus, au sein même des gilets jaune, c’est 1789.
[Illustration 1789]
A : En ligne, les montages d’Emmanuel Macron en Louis 16 se multiplient. Et lorsqu’ils manifestent, les gilets jaunes se comparent aux sans culottes. Selon Mathilde Larrerre, les manifestants convoquent sciemment ces symboles de la révolution française. Une manière de se référer à notre histoire commune et créer un sentiment d’unité … mais aussi de s’éloigner des mouvements ouvriers. Car ici, toujours selon l’historienne, “nous ne sommes pas dans un mouvement ouvrier, mais un mouvement de consommateurs”. Des gens qui partagent une expérience de consommation commune : celle d’un pouvoir d’achat trop bas, celle de la faim.
C : Comme en 1789 la question des impôts est centrale.
A : Et pour cette question, j’invoque Guillaume Mazeau, de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. À l’époque comme maintenant, le mouvement n’est pas nécessairement contre le concept des impôts … mais se révolte contre celui qui frappe les plus fragiles. L’impôt injuste. L’historien rappelle alors ces caricatures qui dénonçaient les paysans souffrant sous les impôts. Mais si, vous vous en souvenez ! Celle du tiers-état qui doit supporter sur son dos la noblesse et le clergé ! Impossible de l’oublier, elle était dans tous les livres d’histoire. A travers cette critique, les sans culottes et les gilets jaunes dénoncent de manière générale les injustices.
C : Il a aussi des revendications sur la manière dont fonctionnent les institutions !
A : En effet On peut même pousser la comparaison jusqu’aux demandes de démocratie plus directe. Le référendum d’initiative citoyenne est, par exemple, une demande très récurrente chez les Gilets Jaunes. Le principe : les citoyens peuvent faire une proposition de loi … à condition de réunir assez de signatures. Et si c’est le cas, la proposition serait obligatoirement passée en vote. À cela, il faudrait ajouter un contrôle plus contraignant des élus, des mandats révocables et limités dans le temps … bref, les principes de la toute première république. Celle qui devait voir le jour après la révolution de 1789.
C : Pour les méthodes, les chercheurs évoquent mai 68
[Illustration mai 68]
A : Si les revendications de cette révolte étudiantes, puis ouvrière, sont assez éloignées de celles des gilets jaunes … l’occupation de l’espace public est lui assez similaire. Mathilde Larrère, à nouveau pour Le Monde, explique cette comparaison récurrente depuis le 1er décembre. Car ce qui a marqué les gens, ce sont ces images des grandes artères parisiennes mises à sac par les manifestants. Ces voitures brûlées et ces pavés jetés sur les forces de l’ordre … mais aussi la répression violente des Gilets Jaunes. Et effectivement, lorsqu’on met côte à côte les images des différents “actes” à Paris, comme les appellent eux même les manifestants, et celles du Mai 68 … on retrouve les mêmes plans, la même ambiance.
C : Et si les clichés sont à ce point similaires, c’est parce que l’occupation de l’espace, de la rue, est la même !
A : Ce qui frappe dans ce mouvement, dont on ignore l’issue évidemment, c’est le recours aux barricades une fois de plus. Les barricades, installation défensive contre les assauts des forces de l’ordre, propre aux révolutions en France … mais aussi à Mai 68 ! Il y’a notamment un événement fondateur du mouvement étudiant de l’époque : la nuit des barricade. Le 10 mai 68, au coeur du quartier latin, les étudiants érigent ces barrages pour bloquer l’avancée des policiers. Cela n’empêchera pas l’assaut, d’une rare violence … et qui entraînera une grève générale 3 jours plus tard.
Retour à décembre 2018. Les gilets jaunes eux aussi utilisent des barricades. Déjà pour ralentir les CRS … mais aussi - et peut-être surtout- pour ce symbole de résistance. Car comme le souligne Mathilde Larrère : les barricades s’installe normalement dans des rues étroites … elles sont donc vraiment une utilité ! Mais cette fois-ci, elles sont érigées sur les Champs Élysées et les autres grands boulevards haussmannien … difficile de bloquer entièrement la voie. Leur utilisation est donc ici symbolique. Un renvoi à l’histoire des révoltes en france. Une image de résistance face à la répression policière et de l’Etat … comme en 68.
C : Bon alors si on résume … sur le fond, les gilets jaunes s’inspirent de 1789. Sur la forme, c’est plus mai 68 … Mais il y a rien de plus récent ? D’autant que les réseaux sociaux ont joué un rôle très important cette fois-ci !
A : Alors ça tombe bien Corentin … il y a bien un mouvement assez proche de celui des Gilets jaunes, et qui est aussi récent … mais ça se passe de l’autre côté des Alpes; en Italie. Le mouvement en question, c’est celui des fourches. On en a pas beaucoup entendu parlé à l’époque, en 2013 … mais en Italie, la mobilisation a marqué la politique du pays durablement. Leonardo Bianchi, journaliste et auteur de livres sur les mouvements de colère dans son pays, décrit les fourches comme : “un mouvement lié à aucun syndicat ou parti existant, né sur les réseaux sociaux et avec une série de revendications très larges et souvent confuses. Mais surtout : contre le gouvernement de l’époque ... et plus généralement contre les élites”. Sans aller dans le détail, vous comprenez tout de suite la comparaison.
(Fourches)
Alors évidemment, le profil sociologique du mouvement des fourches et celui des gilets jaunes est différent. Les contexte économiques et sociaux aussi, même si la crise économique a marqué les deux pays. Néanmoins, comme le souligne Léonardo Bianchi, la volonté d’être apolitique est la même. Un moyen de ne pas se faire instrumentaliser par les forces déjà en présence mais aussi de vouloir “représenter le vrai peuple” … comme les fourches il y’a 5 ans.
C : Et alors, ça a donné quoi ?
A : Difficile de tirer des conclusions. D’après le journaliste italien, les “fourches” n’ont pas vraiment d’héritage à proprement parler. Déjà parce que la mobilisation n’a pas autant rassemblé que les gilets jaunes … et parce qu’elle n’a duré qu’une semaine ! La plus grosse manifestation, celle qui devait tout renversé … n’avait réuni que 3 000 personnes à Rome.
Pour autant, les fourches ont marqué le paysage politique, malgré sa très courte existence. Cette colère soudaine, qui a rassemblé des personnes de tous les horizons a servi de signal. Une manière de mettre en lumière cette partie de l’électorat qui ne se reconnaît dans aucune formation politique existante … mais qui souhaite avoir son mot à dire. Et ceux qui ont réussi à se servir de cet épisode semblent être le mouvement 5 étoiles et la ligue … tous les deux au pouvoir.
A voir si le mouvement implosera comme en Italie, si un leader en sortira ... Ou qu’un parti déjà existant réussira à récupérer cette colère à son profit.
C : Ah oui, c’est un cas de figure intéressant… Et plutôt méconnu avec ça. J’espère que ça donnera à nos auditeurs les clefs pour mieux comprendre les Gilets jaunes présents sur de très nombreux rond points en France. Merci Audrey, et à très bientôt.
De 1789 à Mai-68 : comment l’histoire peut nous aider à analyser les gilets jaunes
Le mouvement des gilets jaunes qui secoue la France laisse perplexes nombre d’éditorialistes. Sa nature inédite et sa capacité à s’organiser sans réelle structure intriguent particulièrement. Pour mieux comprendre ces manifestations d’automobilistes, on jette un coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire avec Audrey Travère !
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