Corentin : Nous en avons déjà parlé dans notre journal : en France, en 2018, les actes antisémites ont augmenté de 74% par rapport à 2017. Un constat terrifiant, pour un phénomène que nous pensions loin derrière nous mais manifestement toujours vivace. Car l’antisémitisme a une histoire lourde et longue, et c’est ce dont tu viens nous parler aujourd’hui Thomas.
Thomas : Bonjour Corentin. Effectivement, on va aborder un sujet léger pour que vous puissiez bien commencer votre journée.
Corentin : Commençons par les bases : qu’est-ce que l’antisémitisme ?
Thomas : Il existe plusieurs définitions, mais la plus admise aujourd’hui est la discrimination et la haine des personnes juives, dans le sens appartenant au groupe ethnique juif, descendant théoriquement des anciens Hébreux, et/ou appartenant à la religion juive. Cette discrimination est intégrée collectivement, parfois même de manière inconsciente, et associera les Juifs à différents clichés et représentations.
Au fil du temps, l’antisémitisme a eu des noms différents, et des définitions différentes. Par exemple, lorsque l’on aborde la période précédant les Lumières, donc l’Antiquité et le Moyen ge globalement, certaines historiennes et historiens préfèrent parler d’antijudaïsme. Ca n’est pas pour diminuer les crimes dont ont été victimes les Juifs durant ces époques, mais c’est pour les distinguer des causes de l’antisémitisme contemporain, beaucoup plus politiques voire scientifiques.
Corentin : Attention avec les mots que tu emploies : on parle bien de science qui date du XVIIIe ou XIXe siècle. Mais j’imagine que tu vas revenir dessus. Avant que tu passes à la suite, j’ai une question d’actualité. Tu as parlé d’antisémitisme et d’antijudaïsme : quid de l’antisionisme ?
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Et donc condamner l’antisionisme, c’est pas s’interdire d’être contre Benjamin Netanyahou, de sa politique, de sa colonisation, le mur, ce qu’il fait, parce que c’est une démocratie et on veut bien entendu continuer en France comme partout ailleurs de pouvoir combattre cette politique. Par contre, nier l’existence d’Israël, ça, ça doit être pénalement poursuivable.
C’était le député LREM Sylvain Maillard, le 19 février 2019. Alors, c’est quoi cet antisionisme dont il parle et qu’il souhaite voir condamné au même titre que l’antisémitisme ?
Thomas : C’est une notion bien compliquée à délimiter, à vrai dire. Là encore, le mot a évolué avec le temps. Au départ, il désignait l’hostilité au projet sioniste, né à la fin du XIXe siècle, qui avait pour objectif la création d’un état juif au Proche-Orient, dans le territoire globalement désigné à l’époque comme étant la Palestine.
Depuis la création de l’Etat d’Israël en 1948, la définition a changé et possède même plusieurs sens. Un antisioniste peut être quelqu’un de fondamentalement opposé à Israël sous quelques formes que ce soit. Mais un autre antisioniste sera juste opposé au projet politique de colonisation des territoires habités par les Palestiniens. En cela, la définition que semble donner Sylvain Maillard est partielle.
Corentin : Merci pour ces premiers rappels terminologiques, essentiels pour bien comprendre de quoi on va parler dans le reste de la chronique. Mais revenons à notre sujet de base : à quand remonte l’antijudaïsme ? Tu as parlé d’antiquité…
Thomas : Oui. Bon, déjà, dans la Torah, on trouve de multiples références d’hostilité politique à l’égard des Juifs, en Mésopotamie ou en Egypte. Mais pour les historiens, les premières traces d’antijudaïsme remontent au IIIe siècle avant notre ère, dans l’Egypte ptolémaïque.
Cet antijudaïsme se retrouve ensuite dans la Rome Antique, notamment aux Ier et IIe siècle, période durant laquelle l’empire conquiert la Judée. A partir de ce moment, et jusqu’à la création d’Israël, les Juifs seront une minorité partout où ils vivront, n’ayant pas d’État strictement juif auquel se rattacher.
Corentin : Et forcément, à partir de ce moment, un antijudaïsme commence à naître.
Thomas : Oui. Le rejet des communautés juives dans l’antiquité repose d’abord sur un rejet socio-religieux. En tant que religion monothéiste, le judaïsme ne reconnaît pas les divinités des autres religions. Or, c’est particulièrement vrai sous l’empire, où il existe un culte impérial, la religion a un rôle politique essentiel. En rejetant ces religions, les Juifs rejettent de fait l’autorité politique, et deviennent marginalisés dans ces sociétés.
Au Moyen ge, avec l’avènement des deux autres grands monothéismes, le christianisme et l’islam, l’antijudaïsme se focalise de plus en plus sur des aspects religieux. On accuse les juifs d’être responsables de la mort du Christ. Ils sont donc un peuple à accabler pour ce crime. On va également mésinterpréter certains rites, comme la circoncision, pour faire du judaïsme une religion barbare. On va par exemple accuser les juifs de meurtres rituels.
Corentin : L’antijudaïsme médiéval n’est donc pas politique ?
Thomas : Il le devient peu à peu. En Europe du Nord, les Juifs sont des cibles de choix lors de l’époque des croisades qui commence à la fin du XIe siècle. On les accuse d’être des ennemis de l’intérieur, ce qui justifiera leur massacre. Ces boucheries iront de plus belle au moment de la Peste Noire, puisque l’on accusera les Juifs d’en être responsable.
L’Europe du Sud est plus tolérante, en tout cas jusqu’au milieu du XVe siècle. Peut-être te souviens-tu, Corentin, de tes cours d’espagnol, où tes profs ont dû te parler de l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492 :
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Seigneur Inquisiteur, les Juifs seront bannis. Et nous permettons, Père, à vous, au Saint Office, à votre Saint Clergé, d’allumer le bûcher sur l’heure.
C’est un extrait de la pièce Torquemada, écrite par Victor Hugo en 1882, qui souligne les liens très forts entre le politique et le religieux à l’époque.
Cette répression politique est également administrative. Certaines villes vont voir apparaître des ghettos, qui sont littéralement des villes dans la ville où sont parqués les Juifs. Dans d’autres villes comme Bagdad ou Arles, les Juifs doivent porter des éléments vestimentaires qui permettront de les distinguer du reste de la population. Enfin, de nombreuses professions sont interdites aux ressortissants des communautés juives : on leur accorde des métiers considérés comme impurs, notamment tout ce qui a trait à l’argent, comme les services d’imposition ou la banque.
Corentin : Ah, donc les codes antisémites que l’on connaît sous le IIIe Reich existent dès le Moyen ge. Et les clichés sur le banquier juif aussi ! Et ce sont des constructions créées à la base par un racisme institutionnel médiéval. Je comprends mieux. Du coup comment est-ce que l’antijudaïsme évolue en antisémitisme ?
Thomas : Comme dit plus tôt, avec l’avènement de l’esprit scientifique. Avec l’arrivée des Lumières, l’occident rentre dans une période de positivisme, où l’on va chercher à comprendre le monde non pas via les texte religieux, mais via la rationalité, et notamment la science. Et une des grosses dérives scientifiques des XVIIIe et XIXe siècles, c’est la classification de l’espèce humaine en différentes races biologiques. On va justifier sur des bases pseudo-scientifiques la supériorité de la race dite blanche sur toutes les autres. Les juifs font évidemment partie des races inférieures.
Ces théories, couplées à tous les préjugés préexistants sur les Juifs ainsi qu’aux lois ségrégationnistes dont ils sont victimes, va justifier l’émergence d’un antisémitisme politique et social extrêmement violent. Les premières théories du complot antisémites globales voient le jour en Russie, où les populations juives font face à des pogroms terribles, mais aussi en France et en Allemagne au XIXe siècle.
Dans notre pays, les pamphlets antisémites se multiplient sous la IIIe République, poussés tant par des hommes politiques de gauche comme de droite. Plusieurs affaires, dont la plus connues est l’affaire Dreyfus, sont révélatrices de l’antisémitisme français de cette époque.
Corentin : Et cet antisémitisme global européen culmine au milieu du XXe siècle, avec la tragédie de l’Holocauste.
Thomas : Les lois de Nuremberg qui mettent en place la répression des Juifs par le régime nazi sont le résultat exacerbé de tout cet antisémitisme systémique latent qui existe en Europe. Les Juifs sont considérés comme les responsables de tout ce qui ne va pas, de la défaite allemande en 1918 à la terrible crise de 1929, en passant par l’échec de la République de Weimar ou la montée du communisme. Les conséquences de la conférence de Wannsee, qui met en place la Solution Finale, toujours basée sur les théories raciales positivistes, sont terrifiantes : près de 6 millions de Juifs sont exterminés dans les camps de la mort. C’est le premier génocide reconnu par le droit international.
Corentin : On pourrait imaginer qu’après avoir été témoin de l’horreur des camps, le reste de l’humanité abandonnerait l’antisémitisme, mais l’actualité nous montre que ça n’est pas le cas. Pourquoi ?
Thomas : Je ne suis pas sociologue, donc je ne m’aventurerai pas dans des explications poussées. Mais il y a deux pistes qu’il serait intéressant d’explorer. D’une part : nous avons la mémoire courte et il y a de moins en moins de survivants des camps pour témoigner directement. Non pas que l’enseignement de la Shoah ait mis fin aux blagues de très mauvais goût sur cette question. Mais à ce rythme, il est possible que l’Holocauste soit minimisé dans les décennies à venir, même dans les cours d’histoire.
D’autre part, il y a le contexte actuel qui est propice au développement et à la circulation des théories du complot. Aujourd’hui encore, les clichés associant les Juifs au contrôle du monde, que ce soit via la finance ou les médias, vont bon train. Car avoir une cible multi-millénaire toute prête comme ça, pour beaucoup, c’est quand même plus simple que d’essayer de comprendre un monde de plus en plus complexe.
Corentin : Il revient à toutes et tous de rester vigilant pour empêcher toute normalisation de l’antisémitisme. Car après tout, juifs ou non, tout ce à quoi nous aspirons, c’est d’abord à vivre normalement, en paix, sans que pèse sur nous le regard méfiant de nos congénères.
Thomas : Tu synthétises parfaitement l’extrait sonore sur lequel je te propose que l’on se quitte. Il s’agit d’une citation de Marc Bloch, historien français, qu’il a écrit en 1940 dans son ouvrage L’étrange défaite.
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Je suis Juif, sinon par la religion, que je ne pratique point, non plus que nulle autre, du moins par la naissance. Je n’en tire ni orgueil ni honte, étant, je l’espère, assez bon historien pour n’ignorer point que les prédispositions raciales sont un mythe et la notion même de race pure une absurdité particulièrement flagrante, lorsqu’elle prétend s’appliquer, comme ici, à ce qui fut, en réalité, un groupe de croyants, recrutés, jadis, dans tout le monde méditerranéen, turco-khazar et slave. Je ne revendique jamais mon origine que dans un cas : en face d’un antisémite.
Corentin : Merci beaucoup Thomas pour cette histoire de l’antisémitisme. Et à bientôt.
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